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Il convient d'oublier ce passé ou de ne s'en souvenir que pour en tirer des leçons utiles au présent. Il fait comprendre la grande puissance de la modération, et de l'esprit de conciliation qui prévalent de nos jours. Il s'est formé à la suite de La Fontaine et de Baldwin une école d'hommes politiques qui se sont fait une conception exacte des vraies conditions d'existence du Canada, conception basée sur le respect réciproque des droits et des préjugés des uns et des autres, et l'indifférence à l'égard des opinions religieuses du voisin. C'est ce que ces hommes d'Etat s'appliquent constamment à faire comprendre au peuple, porté parfois, dans les temps de crises politiques, à perdre de vue ces saines doctrines. Il y a en toutes choses un idéal de bonheur, de liberté, de bien être auquel il n'est pas donné à l'humanité d'atteindre. Bien imprudents, bien dangereux pour la société, sont ceux qui ne veulent rien moins que cet idéal. Désirons-le, mais sachons nous contenter du possible.

Certes, si nous comparons notre état à celui des autres pays, nous n'avons rien à leur envier. Qu'on nous montre un Etat plus libre que le nôtre au point de vue religieux, un Etat où la nomination des évêques, par exemple, s'effectue avec plus de facilité. Qui ne connaît les ennuis que le pouvoir civil, dans maintes contrées catholiques, multiplie chaque fois qu'il s'agit de pourvoir à la vacance d'un siège épiscopal? Et en matière d'instruction publique, notre liberté n'est-elle pas illimitée ? Rappelons pour mémoire la situation des catholiques de France sur ce point. C'est en 1830, que Lamenais, Montalembert et Lacordaire réclamaient pour leurs coreligionnaires la liberté de l'enseignement qui ne leur fut accordée qu'en 1850, et avec quelles restrictions, grand Dieu! Est-il besoin de mentionner la suppression ou la laïcisation de centaines d'écoles confessionnelles dont les catholiques de France ont à se plaindre depuis vingt ans ! Nous sommes tellement habitués à l'espèce de souveraineté en toutes choses, dont nous jouissons, que nous n'en mesurons souvent pas toute l'étendue. Sous quel autre régime aurait-il été possible d'organiser publiquement, au grand jour, un corps de soldats canadiens pour les envoyer au secours du pape, comme cela s'est fait chez nous ? C'était une entreprise fort louable au point de vue catholique qui est le nôtre, mais peu sympathique aux protestants. Pareil fait aurait-il pu se produire aux Etats-Unis, cette patrie de la liberté? Un simple prétexte de violation du droit international aurait tout arrêté. Et que d'autres preuves de notre indépendance il nous serait possible de citer!

Les deux provinces se sont unies en apportant, l'une un esprit de conciliation, et l'autre, une somme de préjugés à notre endroit. Aux yeux des gens de l'Ouest, nous étions, certes, vers 1840, en posture de rôle inférieur? Le temps a eu raison de ce fâcheux état d'âme chez nos voisins. Au contact des Canadiens, les députés de l'Ouest ont senti se dissiper les nuages de préjugés qui obnubilaient leur vue. Cartier, voyageant, il y a quarante ans, du côté de Toronto, remarquait, où il s'arrêtait,

l'effarement des "farmers" à sa vue. Otant un jour son chapeau devant un groupe ahuri, il dit avec sa brusquerie habituelle: "Vous voyez que je n'ai pas de cornes; si j'avais le temps de retirer ma bottine, vous constateriez que je n'ai pas le pied fourchu". On a fini par nous voir un peu tels que nous sommes. Nous n'oserions pas cependant dire que tous les yeux de là-bas soient guéris.

Il nous a été donné de voir à Ottawa, en 1893, un spectacle pour nous inoubliable. Tous les centres libéraux du Canada étaient alors représentés par leurs délégués, dans la capitale, sous la présidence de leur chef, M. Laurier. On ne rencontrait par les rues que de longues files de yoemen de l'Ontario, des enfants des provinces maritimes. C'était un épanouissement de la race anglo-saxonne dans sa pleine efflorescence. Ce qui nous étonnait, nous émerveillait, nous remuait de plaisir au cœur, en tenant compte des préjugés d'autrefois et des antipathies de race, c'était de voir la poitrine de tous ces descendants de haïsseurs de Français ornée du portrait d'un Canadien, de notre compatriote M. Laurier. Et dans le nombre, il se trouvait bien des fils de ceux qui demandaient en 1840 la déchéance des Canadiens. Ce simple fait prenait à nos yeux la proportion d'une réhabilitation nationale. Que de chemin parcouru depuis le voyage de Cartier et depuis l'adresse de la chambre du Haut-Canada!

Notre bienveillance, notre condescendance, notre esprit de compromis dans les choses d'intérêts, notre fermeté dans les crises touchant aux questions primordiales pour notre race ont mis nos qualités en relief.

Les Romains, après avoir conquis la Grèce, se laissèrent charmer par l'esprit, la grâce, le sentiment de l'art, la civilisation captivante du génie hellénique. Les vainqueurs désarmèrent devant cette influence de l'intelligence, et un poète a pu dire en signalant l'attitude nouvelle des maîtres du monde à l'égard des Grecs: Græcia capta ferum victorem cepit. La Grèce vaincue conquit son vainqueur.

En adoucissant les termes, ne pouvons-nous pas appliquer ces paroles à l'épisode de notre histoire, que nous venons de raconter?

La mise en œuvre de la constitution de 1840 démontre d'une façon frappante combien est courte la vision humaine et combien rarement les mesures combinées avec toute l'habileté que donne le savoir et l'expérience atteignent leur but.

Selon lord Durham, l'Union c'était la prédominance assurée de l'élément anglais au Canada, aboutissant dans un avenir peu éloigné à la fusion des races ou à l'extinction de l'influence française. Cette absorption que le génie de Pitt avait désespéré d'effectuer autrefois, une simple concentration des forces anglaises de l'Ouest et de l'Est allait maintenant concourir à la faire passer dans le domaine des faits accomplis.

Au point de vue de lord Sydenham et de sir Charles Metcalfe, l'idée de Durham prendrait corps pourvu que les gouverneurs tinssent la main à tout conduire sous le couvert des ministres soi-disant responsables. Il

est évident qu'à leurs yeux la responsabilité ministérielle, ce grand levier de gouvernement, n'avait été ajoutée comme rouage à la machine que pour lui donner une couleur de liberté que l'on n'entendait pas accorder. Il n'y a pas de doute possible sur ce point. Thompson écrivait le 24 juin 1841: "Ce que j'ai vu et ce que j'ai dû faire depuis trois semaines m'a confirmé dans l'opinion qu'il est d'une nécessité absolue d'envoyer ici, comme mon successeur, un homme qui ne craint pas le travail et qui gouvernera comme je le fais moi-même." Telle fut sa manière de voir, partagée par lord Russell, qu'il tenait au courant de tout ce qui se passait ici.

Après la mort de lord Sydenham, Downing-Street confie le soin de continuer son œuvre à sir Charles Bagot, homme modéré, conciliant, qui n'interprète pas les instructions de Londres dans le même esprit que son prédécesseur. Il se contente de régner sans gouverner. Son esprit large lui fait abandonner les rènes du gouvernement à ses ministres, La Fontaine et Baldwin. Mais la mort enlève prématurément Bagot et la scène change d'aspect à l'arrivée de Metcalfe. C'est un homme à poigne que le nouveau venu. Gouverneur aux Indes et à la Jamaïque, il a pris dans ces contrées les habitudes d'un proconsul. Ses idées ont été façonnées dans le moule dont étaient sorties celles de Thompson, qui aurait trouvé en sir Charles un homme selon son cœur. La perspective d'un conflit entre lui et ses ministres frappe Metcalfe en mettant pied à terre au Canada. Il l'écrit à Londres. "Thompson, dit-il, gouvernait, dirigeait ses ministres, prenait les moyens de s'assurer une majorité en chambre. C'est la vraie manière de conduire ici les affaires." Metcalfe entend bien marcher sur ses traces. Lord Sydenham, écrit-il à lord John Russell, had apparently no intention of surrendering the Government into the hands of the Executive Council and exercised great personal influence in the election of members to the representative assembly". Comme c'est curieux à la lumière des idées actuelles, ce gouverneur qui se ménage un parti en chambre !

Dans toute sa correspondance à cette époque, sir Charles revient aux principes posés par lord Sydenham. Il prétend même que Bagot les aurait appliqués s'il n'en eût été empêché par la maladie.

Quoi qu'il en soit, l'attitude de ce dernier permit au gouvernement responsable de s'implanter tout d'abord et l'autocratie de Metcalfe dut en conséquence se heurter dans son dessein de domination à l'immense difficulté que constitue le fait de possession, le "précédent ", si important en droit constitutionnel anglais. Il n'était pas homme à reculer; son énergie n'en était pas à son coup d'essai. Naguère le gouvernement anglais lui avait confié la mission de remettre les choses en état aux Indes agitées, à la Jamaïque en feu, et il était fondé à croire que son habileté aurait raison des embarras suscités au Canada par la politique molle de sir Charles Bagot.

Sec. I, 1900, 2.

Pour expliquer le plan de Metcalfe, insistons encore une fois sur le fait que l'Angleterre ne nous croyait pas de force à exercer le self-government dans sa plénitude, et remarquons que jamais l'épreuve de ce régime n'avait encore été tentée dans une colonie. Se rapportant aux idées tories du siècle dernier, Metcalfe se dit que la bataille des privilèges des communes et de la prérogative royale va recommencer. Qu'en Angleterre, les communes soient le pouvoir suprême, que le chef de l'Etat s'y renferme dans une prudente passivité, passe encore; mais pareille chose n'est pas tolérable dans une colonie. Les prétentions de La Fontaine sur ce point le font sourire de pitié.

Avant d'entrer en lutte avec ses ministres, il écrit à lord Stanley une lettre qui ne laisse planer aucun doute sur ses intentions de gouverner et de régner: "On exige que je me livre entièrement au conseil, que je me soumette à ses ordres, que je n'aie pas d'idée à moi...... et que je fasse une déclaration non équivoque sur ces points, impliquant la mise de côté du gouvernement de Sa Majesté. Faute de me soumettre à ces stipulations, on me menace de la démission de M. LaFontaine. Lui et moi sentons les conséquences sérieuses de la mise à exécution de cette menace, à cause de l'aveuglement avec lequel les Canadiens-Français suivent leur chef. Je suis porté à croire que la réflexion va calmer son ardeur et que le temps apportera un remède à la situation. Inutile de dire que bien que je voie la nécessité d'être prudent, je n'ai nullement l'intention de déchirer la commission de Sa Majesté en me soumettant aux conditions prescrites."

Il ne voulut pas se soumettre et dut accepter la démission de LaFontaine et de Baldwin. Sa manière de voir l'engagea dans une crise qui remplit toute son administration (1843-45). Dans la passe d'armes qui s'ensuivit, il n'eut pas le beau rôle et les témoins de la lutte durent trouver piquant le spectacle d'un "Colonial" canadien-français soutenant, d'une façon victorieuse, la vraie thèse constitutionnelle, contre un des hommes d'Etat les plus éminents de la Grande-Bretagne. Il se dégagea de ses démêlés avec les ministres démissionnaires des principes qui, après le départ de Metcalfe, rayonnèrent pour tous les yeux, comme des vérités constitutionnelles incontestables. Les successeurs de l'autoritaire gouverneur conclurent comme les hommes d'Etat canadiens, que les mêmes causes agissant dans un sens en Angleterre, pourraient avoir les mêmes effets au Canada, c'est-à-dire que la responsabilité ministérielle rendrait d'aussi bons services à Kingston qu'à Londres.

Il est des courants qu'on ne remonte pas, et celui que le principe posé par lord Durham avait déterminé, que sir Charles Bagot ne gêna en aucune manière, coulait d'une façon irrésistible. Metcalfe ne voulut pas se rendre à l'évidence et lutta jusqu'au bout avec l'énergie d'un désespéré contre des forces impossibles à maîtriser. Il était de mode à cette époque, en Angleterre, de faire fi de l'intelligence des "colonials". Il ne pouvait pas entrer dans l'idée du personnel de Downing-Street qu'il pût se trouver

en dehors du Royaume-Uni des hommes ayant assez d'envergure intellectuelle pour comprendre et mettre en œuvre la machine du self-govern

ment.

IV

L'union des deux provinces nous a valu vingt-sept années de prospérité relative. Après la bataille constitutionnelle gagnée, notre parlement songea au progrès matériel du pays et son effort tendit à créer la richesse dans l'épanouissement de la liberté politique. Ce fut le commencement de l'ère des chemins de fer. On vit bientôt les voies ferrées s'étendre de l'est à l'ouest du Canada, reliant les grands centres les uns aux autres, rapprochant de la mer les parties éloignées du pays. Il y eut une poussée d'énergie qui transforma le Canada. Il en allait autrement dans le domaine de la politique, où le sentiment particulariste du Haut-Canada et un esprit agressif à l'égard de notre province ne tardèrent pas à se manifester.

La province occidentale entrée banqueroutière dans l'Union, et avec une population inférieure à celle du Bas-Canada, oublia les avantages qu'elle avait tirés de l'association, dès que ses habitants eussent dépassé en nombre ceux de son alliée. L'égalité de représentation de chaque province au parlement, qui lui avait semblé rationnelle auparavant, prit les proportions d'une injustice insupportable, dès qu'elle se sentit numériquement plus forte que nous. Les Haut-Canadiens réclamèrent la représentation au parlement basée sur le nombre des habitants, c'est-à-dire la haute main sur toutes les affaires du pays. N'était-ce pas de l'ingratitude? Il n'y a qu'à citer l'opinion de Metcalfe lui-même, sur les raisons qui décidèrent les Haut-Canadiens à entrer dans l'Union, pour mettre en relief l'esprit qui animait une partie de nos voisins: "The Union, dit-il, was affected without the consent of Lower-Canada and with the hesitating but purchased assent of Upper-Canada; the Upper-Canadians were induced to agree to the measure by the advantage of putting a share of the burden of their debt and expenditure on Lower-Canada ", etc.

Comme on nous avait forcés de rendre service à nos voisins, ils se croyaient dégagés de toute reconnaissance à notre égard. Leurs aspirations à la suprématie s'affirmaient de jour en jour, avec plus de violence. Nos représentants, avec l'appui des modérés du Haut-Canada, réussissaient à mater nos ambitieux alliés, mais nous nous demandions jusques à quand il nous serait possible de résister à leurs prétentions, à une révision de la constitution, contraire à notre indépendance? Le principe de la représentation basée sur le nombre, juste en soi, ne l'était pas dans l'espèce; car il aurait porté atteinte dans son application à l'entente qui régnait au Canada, depuis 1840, et qui avait acquis la force d'un pacte accepté de part et d'autre. Il y avait lieu de craindre, sous la pression

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