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VIII.-La Mère Marie de l'Incarnation,

Par M. BENJAMIN SULTE.

(Lu le 28 mai 1900.)

Les passages des lettres historiques de la mère Marie de l'Incarnation, publiés par la société Royale dans son volume de 1897, vont de 1639 à 1651; en voici la suite.

1651, 13 septembre.-Nous ne sommes pas mortes de la main des Iroquois, mais nous avons passé par le feu dans un accident inopiné qui arriva à notre monastère le trentième de décembre dernier, et qui l'a réduit en cendres avec tous nos biens temporels, nos personnes seules ayant été sauvées de cet horrible incendie par une providence de Dieu toute particulière. Je sortis la dernière, ayant le feu au-dessus et audessous de moi et un autre qui me suivait. Je me sauvai par les grilles qu'une ou deux de nos sœurs avaient rompues parce qu'elles n'étaient que de bois, et si je n'eusse trouvé cette issue, il m'eût fallu sortir par une fenêtre qui était encore libre, mais qui était au troisième étage, ainsi que fit une pauvre Huronne qui se jeta sur de la neige glacée et qui fut fort blessée. Je fus ensuite trouver mes pauvres sœurs sur la neige où elles étaient presque nues. Je ne vous rapporte point ici toutes les particularités de cet accident, je ne vous écris qu'en abrégé. Nos amis nous ont assistées d'habits, de vivres et d'autres nécessités. Ils nous ont même prêté de l'argent pour rebâtir notre monastère qu'il a fallu reprendre dès les fondements. Il a cent huit pieds de long et vingt-huit de large. Les parloirs ont trente pieds de long et vingt-quatre de large. Je vous laisse à juger si nous n'avons pas eu un rude coup. Notre perte est de près de soixante mille livres, que la providence de Dieu nous avait données; elle nous les a aussi ôtées. C'est d'elle encore que nous les attendons, car les dettes que nous avons contractées pour ce bâtiment surpassent notre fondation. Vous direz peut-être, ainsi que plusieurs de nos amis, que nous eussions mieux fait de repasser en France que de nous mettre en des frais si grands et si hasardeux, tout étant ici incertain par les incursions des Iroquois. Cette affaire a été consultée des premiers du pays, qui nous ont fait voir en cette rencontre la bonté de leurs cœurs, et le soin avec lequel ils nous protégent. La conclusion a été que nous ne quitterions point, mais que nous nous mettrions en état de rendre à Dieu les services convenables à notre vocation, qui par sa miséricorde est plus forte que jamais. Car il faut que je vous dise, mon très-cher fils, à la gloire de Sa Majesté, que nous avons reçu un si grand renfort de grâces et de courage, que plus nous avons été dépouillées des biens temporels, plus la grâce a

été abondante en nous. Ce n'est ici qu'un petit mot en passant, je vous dirai par une autre voie les dispositions secrètes de mon cœur.

La résolution de nous relever étant prise, on me chargea de la conduite et de l'économie de ce bâtiment, où j'ai eu bien des peines et des fatigues, dans les difficultés qui se rencontrent dans ce pays couvert de neige jusques en mai, et dans la disposition des matériaux et des autres choses nécessaires à un édifice comme le nôtre. Nos élections ensuite ont été faites; voyez combien de fardeaux à des épaules si faibles, dans un pays si pauvre et parmi les incommodités d'un accident comme le nôtre ! Ne pensez pas pourtant, mon très-cher fils, que tout cela m'abatte le cœur; non, lorsque j'ai commencé ici notre établissement, ç'a été sur l'appui de la divine Providence. Notre fondation nous donnait seulement de quoi vivre; le reste, pour nous bâtir et pour aider nos pauvres sauvages, cette aimable Providence nous l'avait donné; sa main n'est pas raccourcie, et si elle l'a retirée pour un temps, elle la peut encore étendre pour nous combler de ses bienfaits. J'espère qu'elle me fortifiera dans les travaux qu'elle voudra que j'entreprenne pour sa gloire; car de moi, je vous assure que je suis une très-imbécile créature, et c'est en cela que reluira davantage la magnificence de sa gloire.

Notre bâtiment est déjà au carré de la muraille; l'on monte les cheminées, et dans huit jours on lèvera la charpente. Si les vaisseaux étaient arrivés de France, nous pourrions faire un effort, empruntant des ouvriers de nos amis qui en amènent de France, et cela étant, nous y pourrions loger dans quatre ou six mois, mais sans ce secours nous n'y pourrons loger que l'année prochaine vers cette saison. C'est une chose étonnante combien les artisans et les manœuvres sont chers ici, nous en avons à quarante-cinq et à cinquante-cinq sols par jour. Les manœuvres ont trente sols par jour avec leur nourriture. Notre accident étant arrivé inopinément, nous étions dépourvues de tous ces gens-là, c'est ce qui fait qu'ils nous coûtent cher; car dans la nécessité nous en faisons venir de France à un prix plus raisonnable. On les loue pour trois ans, et de la sorte ils trouvent leur compte et nous aussi. Maintenant il y a des jours auxquels nous avons pour trente livres de journées d'hommes, sans parler de ceux qui travaillent à la toise ou à la tâche. Quatre bœufs qui font notre labour, traînent les matériaux de bois et de sables; nous tirons la pierre sur le lieu: voilà comme les affaires se manient en ce pays.

1 Ce bâtiment, dit aujourd'hui aile de Saint-Augustin, fut ravagé en 1686 par un second incendie; mais l'intérieur seulement fut détruit; les murs élevés par la mère de l'Incarnation existent encore. Il en est de même de l'ancienne chapelle où les pères Brébeuf et Lallemant avaient dit la messe, aujourd'hui salle des archives, ainsi que de l'appartement où mourut la mère de l'Incarnation. Tout cela a été visité avec un vif intérêt, le 10 octobre 1874, par dix archevêques et évêques et cent cinquante prêtres réunis pour célébrer le deux-centième anniversaire de l'érection du siège épiscopal de Québec.

Cependant nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre clôture, de trente pieds de longueur et de vingt de largeur. Elle nous sert d'église, de parloir, de logement, de réfectoire, d'offices et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d'écorce. Avant notre incendie nous la louions, mais aujourd'hui nous sommes trop heureuses d'y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtiments sans sortir de notre clôture. Priez Dieu pour moi, mon très-cher fils, qu'il me fortifie et me rende digne de le servir aux dépens de ma vie et de mon honneur. C'est de là que je tire ma gloire, de laquelle même je lui fais de tout mon cœur un nouveau sacrifice. Je suis....

Après avoir fini ma lettre, il faut que je vous dise encore qu'il semble que notre bon Dieu veuille triompher de nous en nous réduisant à l'extrémité. Croiriez-vous que pour quarante à cinquante personnes que nous sommes, y compris nos ouvriers, nous n'avons plus que pour trois fournées de pain, et nous n'avons nulles nouvelles des vaisseaux qui apportent le rafraîchissement à ce pays? Je ne puis faire autrement que de me réjouir dans tout ce qu'il plaira à cette bonté paternelle de faire. Qu'elle en soit bénie éternellement !

1651, à son fils.-Le trentième de décembre dernier, en l'octave de la naissance de Notre Seigneur, il voulut nous faire part des souffrances et des pauvretés de sa crèche en la manière que je vous vais dire. Une bonne sœur ayant à boulanger le lendemain, disposa ses levains, et à cause du grand froid, elle fit du feu de charbon qu'elle enferma dans le pétrin, afin de les échauffer: son dessein était d'ôter le feu avant que de se coucher, mais comme elle n'avait coutume d'user de feu en cette occasion, elle s'en oublia facilement. Le pétrin était si bien étoupé de tous côtés, qu'une sœur étant allée en ce lieu sur les huit heures du soir, ne vit aucune marque qu'il y eût du feu. Or, le charbon ayant séché le pétrin qui était de bois de pin naturellement onctueux, y mit le feu, qui prit ensuite aux cloisons et lambris, puis aux planchers et à l'escalier, qui était justement sous le séminaire, où la mère des Séraphins était couchée pour garder ses filles. Elle s'éveilla en sursaut au bruit et au pétillement du feu, et se leva tout d'un coup, s'imaginant qu'on lui disait : Levezvous promptement, sauvez vos filles, elles vont brûler toutes vives. En effet le feu avait déjà percé les planchers, et les flammes entraient dans la chambre, où elles faisaient un grand jour. Alors tout effrayée, elle crie à ses filles Sauvez-vous, sauvez-vous ! De là elle monte au dortoir pour éveiller la communauté, ce qu'elle fit d'une voix si lamentable, qu'au même moment chacune saute en place: l'une va à la cloche pour appeler le secours, les autres se mettent en devoir d'éteindre le feu. Moi, au lieu d'y travailler, je courus dire aux sœurs qu'il fallait tout abandonner, et que le mal était sans remède. Je voulus monter au lieu où j'avais mis des étoffes et d'autres provisions en réserve pour la communauté; mais Dieu

me fit perdre cette pensée, pour suivre celle qu'il me donna pour sauver les papiers d'affaires de notre communauté. Je les jette par la fenêtre de notre chambre, et ce qui se trouva sous ma main.

J'étais demeurée seule, dans le dessein d'exécuter ma première pensée, ayant dans l'esprit que les sœurs s'étant sauvées à demi nues, il fallait de quoi les couvrir. Je voulus donc aller à notre petit magasin; mais je trouvai que le feu était déjà au dortoir, et non seulement au lieu où je voulais aller, et où je fusse demeurée, mais encore au long du toit de la maison et dans les offices d'en bas. Enfin j'étais entre deux feux, et un troisième me suivait comme un torrent. Je ne fus point incommodée des flammes, mais peu s'en fallut que je ne fusse étouffée de la fumée. Pour me sauver, il me fallut passer sous la cloche, et me mettre en danger d'être ensevelie sous la fonte. La mère assistante avec notre sœur de Saint-Laurent avait rompu la grille, qui n'était que de bois, afin de se sauver avec une partie des enfants qui étaient montées au dortoir. Il n'y cut pourtant que les plus grandes qui se sauvèrent. Les petites étant encore dans le danger, la sœur de Saint-Ignace fit une réflexion, savoir si elle pourrait en conscience donner sa vie pour sauver ces petites innocentes, car le feu était déjà aux cloisons. Elle entre généreusement dans la chambre, elle les sauve, et au même temps les planchers croulèrent. J'étais encore dans les dortoirs, où voyant qu'il n'y avait plus rien à faire pour moi, et que j'allais périr, je fis une inclination à mon crucifix; acquiescant aux ordres de la divine Providence, et lui faisant un abandon de tout, je me sauvai par le parloir qui était au bout du dortoir.

En descendant je rencontrai le secours que le révérend père supérieur avait amené; mais apprenant qu'il n'y avait rien à faire plus haut, ils descendirent dans la chapelle, où l'on sauva avec peine le très saint sacrement, avec les ornements qui se trouvaient dans la sacristie. Notre révérende mère, qui était sortie la première pour ouvrir les portes, et qui ensuite s'était rangée à l'écart, ne voyant aucune de nous proche d'elle, souffrait en son âme des convulsions de mort, dans l'appréhension que quelques-unes de nous ne fussent enveloppées dans les flammes. nous appelait avec des cris lamentabies; mais ne nous voyant, et ne nous entendant point, elle se jeta aux pieds de la sainte Vierge, et fit un vou en l'honneur de son immaculée conception. Je ne puis dire absolument quel a été l'effet de ce veu auprès de Dieu; mais j'attribue à un vrai miracle qu'aucune de nous ni de nos filles n'ait été consumée dans un feu si prompt et si violent. Une femme huronne, très bonne chrétienne, ne s'étant pas éveillée si tôt que les autres, ne trouva point de moyen de se sauver, qu'en se jetant par une fenêtre sur un chemin de neige battue et glacée, dont elle fut si étourdie que nous la croyions morte; mais enfin cile revint à elle, et Dieu a voulu nous la conserver.

Les sœurs furent enfin trouver notre mère, qui commença à respirer, mais elle avait encore de la peine de ne pas me voir. Nos pensionnaires

et nos séminaristes sauvages se rangèrent aussi proche d'elle, où elles pensèrent mourir de froid, car elles n'avaient que leurs chemises, toutes leurs robes et leur petit équipage ayant été brûlés. Ce qui me touchait le plus, c'était de voir l'incommodité que notre pauvre malade allait souffrir. Si elle eût eu autant de force que de courage, nous eussions sauvé, elle et moi, une partie de ce qui était au dortoir; mais elle était si faible, qu'en voulant remuer son matelas les bras lui manquaient; il n'y eut que le mien de sauvé avec ce qui me couvrait, qui fut tout propre pour elle. J'avais jeté mes habits par notre fenêtre, mais ils demeurèrent accrochés aux grilles du réfectoire, où ils furent brûlés comme tout le reste; ainsi je demeurai nue comme les autres, que je fus trouver sur la neige, où elles priaient Dieu en regardant cette effroyable fournaise. Il paraissait à leurs visages que Dieu s'était emparé de leurs cœurs, tant elles étaient tranquilles et soumises à Dieu dans le grand dénûment où sa providence nous avait réduites, nous privant de tous nos biens et nous mettant dans la nudité d'un Job, non sur un fumier, mais sur la neige, à la rigueur d'un froid extrême. Nous étions à la vérité réduites à la pauvreté de Job; mais il y avait cette différence entre lui et nous, que nos amis, tant français que sauvages, étaient touchés d'une extrême compassion, faveur dont ce saint homme était privé. Tous ceux qui nous voyaient fondaient en larmes, voyant d'un côté notre misère, et de l'autre notre tranquillité. Un honnête homme, ne pouvant comprendre comment on pouvait supporter un tel coup sans en faire paraître de la douleur par quelque démonstration extérieure, dit tout haut: Il faut que ces filles-là soient folles, où qu'elles aient un grand amour de Dieu. Celui qui nous a touchées de sa main sait ce qui en est, et ce que sa bonté opéra pour lors dans nos cœurs. Ce sera dans un cahier particulier que je vous le dirai, car je ne parle ici que de l'extérieur et du sensible.

Le révérend père supérieur avec nos révérends pères, car toute sa famille était venue au secours, nous voyant toutes ralliées, fit porter nos enfants, partie dans la cabane de nos domestiques, et partie dans la maison d'un de nos voisins, car n'ayant que leurs chemises, elles étaient transies de froid, en sorte que quelques-unes en ont été fort malades. Pour nous, il nous mena en l'équipage où nous étions dans sa maison, et nous mit dans la salle où l'on parle aux séculiers. On nous donna en chemin, par aumône, deux ou trois paires de chaussures pour quelquesunes de celles qui étaient nu-pieds. Madame notre fondatrice était du nombre, car elle s'était sauvée avec une simple tunique fort vieille et toute usée; et pour le reste, elle a perdu aussi bien que nous tout ce qu'elle avait en Canada. Le révérend père donna des chaussures à toutes les autres qui n'en avaient point. Car de nous toutes il n'y en avait que trois qui en avaient, parce qu'elles s'étaient ainsi couchées le soir pour mieux résister au froid.

Les révérendes mères de l'hôpital ayant appris que nous étions chez les révérends pères et que l'on voulait nous mener au fort, nous envoyè

Sec. I, 1900. 10.

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