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grâces fardées de son précepteur Ausone, qui, au milieu d'une cour devenue chrétienne, regrettait le paganisme. Saint Orient, évêque d'Auch, unit, dans son Commoni• toire, la précision de la doctrine aux charmes d'une versification facile et animée. Marius Victor et saint Avit préludent au poème qui immortalisera Milton. Sidoine Apollinaire, devenu évêque, renonce aux muses païennes et consacre son inspiration poétique à la gloire de Dieu et à sa patrie opprimée. Théodulphe est l'auteur du plus beau poème qui ait été écrit sur la justice; son hymne célèbre, Gloria, laus, est chantée plus de fois dans la chrétienté, le jour des Rameaux, que ne l'a jamais été, dans l'antiquité, aucune Rhapsodie d'Homère. Les hymnes et les séquences, qui excitent notre admiration dans les solennités religieuses, ne sont pas, à coup sûr, les seules inspirations de Fortunat, de Raban Maur, de Notker, de saint Pierre Damien, de saint Bernard, d'Adam de Saint-Victor, de saint Thomas d'Aquin, de Thomas de Celano et de Jacopon. On trouve dans leurs ouvrages des accents aussi beaux que ceux du Vexilla Regis prodeunt, du Veni, Creator Spiritus, du Jesu, dulcis memoria, du Sacris solemniis, du Dies iræ et du Stabat Mater.

II.

La poésie, comme toutes les autres manifestations de la pensée humaine, subit et exerce tour à tour une influence plus ou moins grande. Les croyances, les intérêts et les passions du peuple qui s'agite autour de lui, dictent au poète les pensées qu'il exprime et qu'il coordonne suivant son génie, sa raison et sa sensibilité. Fidèle au don qu'il a reçu d'imaginer, de peindre et de rendre sensibles à l'oreille même les idées et les objets, il doit leur

rapporter la forme et l'expression qu'il emploie; rechercher dans le fond même de son sujet les couleurs de sa poésie et les tons de sa lyre. Qu'il ajoute à ces qualités générales sa sensibilité personnelle; si cette dernière est à la fois distinguée et forte, tendre et élevée, il est vraiment poète.

Le poète a aussi une action à exercer sur ses semblables: il doit faire passer dans leurs âmes les sentiments qui l'animent lui-même ; mais il ne peut y parvenir qu'à la condition de suivre ses contemporains dans leurs développements religieux et sociaux, de vivre de leur vie. Il ne lui est pas permis de rester en arrière, sous peine de n'exercer aucune influence civilisatrice.

Or, si le monde, de païen qu'il était, est devenu chrétien, si ses idées et ses habitudes se sont transformées, le poète devait aussi se faire chrétien et se modifier profondément. En effet, quoique, pendant les premiers siècles du Christianisme, les poètes aient employé les éléments de la poésie ancienne, c'est-à-dire la quantité prosodique et les formes de vers usitées chez les païens, il y a un abîme entre les deux genres de poésie. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer, par exemple, le choix des vers de Virgile que Proba Falconia, dame romaine du ive siècle, a eu la singulière pensée de réunir pour exprimer les principaux actes de la vie de JésusChrist; il suffit, dis-je, de comparer ces vers, après tout excellents en eux-mêmes, avec ceux que Sedulius composait au ve siècle sur le même sujet. Voici les uns et les autres :

Nunc ad te et tua, magne pater, consulta revertor.
Majus opus moveo: vatum prædicta priorum
Aggredior. Quamvis angusti terminus ævi

Accipiat, tentanda via est quâ me quoque possim
Tollere humo, et nomen famâ tot ferre per annos,

Quot tua progenies cœlo descendit ab alto.
Attulit et nobis aliquando optantibus ætas
Auxilium adventumque Dei: quum femina primùm
Virginis os habitumque gerens (mirabile dictu),
Nec generis nostri puerum nec sanguinis edit:
Seraque terrifici cecinerunt omnia vates,
Adventare virum populis terrisque superbum,
Semine ab æthereo, qui viribus occupet orbem,
Imperium oceano, famam qui terminet astris'.

NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST 2.

Quæ nova lux mundo, quæ toto gratia cœlo ?
Quis fuit ille nitor, Mariæ quum Christus ab alvo
Processit splendore novo? velut ipse decoro
Sponsus ovans thalamo, formâ speciosus amœnâ
Præ natis hominum, cujus radiante figurâ
Blandior in labiis diffusa est gratia pulchris.
O facilis pietas! ne nos servile teneret,
Peccato dominante, jugum, servilia summus
Membra tulit Dominus, primique ab origine nundi
Omnia qui propriis vestit nascentia donis,
Obsitus exiguis habuit velamina pannis :
Quemque procellosi non mobilis unda profundi,
Terrarum non omne solum, spatiosaque lati
Non capit aula poli, puerili in corpore plenus
Mansit, et angusto Deus in præsepe quievit.

Salve, sancta parens, enixa puerpera regem,
Qui cœlum terramque tenet per sæcula,.cujus
Numen, et æterno complectens omnia gyro
Imperium sine fine manet, que ventre beato
Gaudia matris habens cum virginitatis honore,
Nec primam similem visa es, nec habere sequentem;
Sola sine exemplo placuisti femina Christo!

Pourquoi donc s'obstiner à consacrer exclusivement les fraîches années de notre jeunesse à des idées qui ne doivent plus revivre; à sacrifier, sur l'autel démoli des faux

1 << In Testamentum Novum Centones Virgiliani, » édition d'Henri Estienne, 1578.

2 «Sedulii Opus Paschale, » composé sous les empereurs Théodose le Jeune et Valentinien III, entre 425 et 450.

dieux, les prémices de notre imagination; à apprendre fort imparfaitement, quoi qu'on fasse, une forme qui sied si mal au fond des idées chrétiennes? Connaissons les Grecs et les Romains le plus que nous pourrons; admirons-les pour ce qu'ils valent; mais, sans les bannir de nos études, au nom de la vérité, des droits de l'imagination, du cœur et de la poésie elle-même, occupons-nous de ce qui nous regarde particulièrement, de ce qui doit être la consolation de notre vie présente et l'espoir de nos destinées éternelles. Outre les sujets magnifiques que nous offre la Bible, est-ce que nos Apôtres, leurs voyages et leur martyre n'offriraient pas des sujets de poèmes d'un intérêt au moins égal à celui des erreurs d'Ulysse et du voyage d'Énée? L'industrieux Ulysse, le pieux Énée sont-ils de plus nobles héros de poèmes que saint Barthélemy et saint Jacques courant, l'un en Espagne, l'autre au fond des Indes, tous deux changeant sur leur passage les idées et les cœurs, brisant ces mêmes idoles dont nous, fils aînés de l'Église catholique, nous remplissons nos souvenirs, comme aussi nos musées et nos jardins? Est-ce que sainte Marie-Madeleine n'offre pas à la poésie un objet d'inspiration plus élevé et plus touchant à la fois que ne peut l'être Hélène, cette beauté toute matérielle et passive qui ne savait pas même aimer? Et sainte Agnès, sainte Catherine et sainte Eulalie ne sont-elles pas plus dignes d'exciter notre admiration, je mets de côté la vertu surnaturelle de leur martyre, par leur grâce, leur beauté, leur esprit, leur extrême jeunesse, que Didon, Cynthie et Glycère? Laissons, dironsnous à nos contradicteurs, laissons, nous le voulons comme vous, le paganisme à sa place; mais faites une part, à côté de lui, aux lettres chrétiennes; et surtout, enseignez-les tous deux avec l'esprit chrétien, si vous voulez nous ôter le droit de suspecter les motifs de votre

opposition, et ne pas nous autoriser à en dire, avec trop de fondement peut-être :

Ce temple l'importune, et son impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté.

Mais il ne s'agit pas de traiter ici la question des classiques, d'ailleurs jugée à Rome, en 1853, comme elle l'a été à différentes époques. Il a été reconnu que l'enseignement des classiques païens était dans l'Église, mais n'était pas de l'Église. Quant à l'art chrétien, quant à la poésie chrétienne, ils ont reçu, depuis les premiers siè cles jusqu'au xve particulièrement, tant d'autorité par le grand nombre de saints personnages religieux et laïques, de Papes, d'Évêques, de rois très-chrétiens qui s'en sont servis pour répandre, enseigner et augmenter la foi catholique, que nous pouvons continuer à soutenir que, dans le fond et dans la forme, ils respirent à pleins poumons l'esprit de l'Église.

Nous ne pouvons pas davantage nous arrêter à démontrer de quelle manière la poésie chrétienne s'est séparée des habitudes païennes, l'esprit nouveau et régénérateur qui l'animait, sa supériorité absolue dans tous les sens au point de vue de la raison, du bon goût et des convenances. Les beautés émouvantes sont au moins aussi nombreuses dans les poètes, depuis l'établissement du Christianisme, qu'elles ont pu l'être au sein du paganisme.

On a tort de considérer la langue latine comme une langue morte. Dans l'Église qui s'en sert, elle est toujours vivante et elle subit, comme telle, des transformations indispensables, parce que la situation des esprits et les idées dominantes dans chaque siècle s'y reflètent nécessairement. Si l'Enfer de Dante eût été écrit en beaux vers latins, sa popularité eût été immense. La langue ita

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