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Il est certain qu'il y eut dans ce conclave plus de ces murmures, de ces plaintes et de ces aigreurs qu'en aucun autre que j'aie jamais vu. Il ne l'est pas moins qu'à la réserve de ce qui se passa entre M. le cardinal Jean-Charles et moi, dont je vous ai rendu compte, d'une parole sans comparaison plus légère qu'il s'attira d'Imperiali à force de le presser, et du libelle de Spada contre Rapaccioli, il n'y eut pas dans ces murmures, dans ces plaintes et dans ces aigreurs extérieurs, je ne dis pas la moindre étincelle de haine, mais même d'indisposition. On y vécut toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l'on observe dans les cabinets des rois; avec la même politesse qu'on avait dans la cour de Henri III; avec la même familiarité que l'on voit dans les colléges; avec la même modestie qui se rencontre dans les noviciats, et avec la même charité, au moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis. Je n'exagère rien, et j'en dis encore moins que je n'ai vu dans les autres conclaves dans lesquels je me suis trouvé. Je ne puis mieux m'exprimer sur ce sujet, qu'en vous disant que, même dans celui d'Alexandre VII que l'impétuosité de M. le cardinal JeanCharles de Médicis éveilla, ou plutôt dérégla un peu, la réponse que je lui fis ne fut excusée, que

parce qu'il n'y était point aimé; que celle d'Imperiali y fut condamnée, et que le libelle de Spada

y

fut détesté et désavoué dès le lendemain au matin par lui-même, à cause de la honțe qu'on lui en fit. Je puis dire avec vérité que je n'ai jamais vu, dans aucun des conclaves auxquels j'ai assisté, ni un seul cardinal, ni un seul conclaviste s'emporter: j'en ai vu même fort peu qui s'y soient échauffés. Il est rare d'y entendre une voix élevée ou d'y remarquer un visage changé. J'ai souvent essayé d'y trouver de la différence dans l'air de ceux qui venaient d'être exclus, et je puis dire avec vérité, qu'à la réserve d'une seule fois, je n'y en ai jamais trouvé. L'on y est même si éloigné du soupçon de ces vengeances dont l'erreur commune charge l'Italie, qu'il est assez ordinaire que l'excluant y boive à son dîner du vin que l'exclus du matin vient de lui envoyer. Enfin j'ose dire qu'il n'y a rien de plus sage ni de plus grand que l'extérieur ordinaire d'un conclave. Je sais bien que la forme qui s'y pratique depuis la bulle de Grégoire, contribue beaucoup à le régler; mais il faut avouer qu'il n'y a que les Italiens au monde, capables d'observer cette règle avec autant de bienséance qu'ils le font. Je reviens à la suite de ma narration.

Vous croyez aisément que je ne manquai pas

dans le cours du conclave de prendre les sentimens de M. le cardinal Chigi, et de mes amis de l'escadron, sur la conduite que j'avais à tenir après que j'en serais sorti. Je prévoyais qu'elle serait assez difficile, et du côté de Rome, et du côté de France; et je connus dès les premières conversations que je ne me trompais pas dans ma prévoyance. Je commencerai par les embarras que je trouvai à Rome, que j'expliquerai de suite pour ne point interrompre le fil du récit; et je ne reviendrai à ce que je fis du côté de France qu'après que je vous aurai exposé la conduite que je pris en Italie. Mes amis, qui n'étaient nullement pratiques en ce pays-là, et qui, selon le génie de notre nation qui traite toutes les autres par rapport à elle, s'imaginaient qu'un cardinal persécuté pouvait et devait même vivre presqu'en homme privé à Rome, m'écrivaient par toutes leurs lettres qu'il était de la bienséance que je demeurasse toujours dans la maison de la mission, où je m'étais effectivement logé sept ou huit jours après que je fus arrivé. Ils ajoutaient qu'il était nécessaire que je ne fisse aucune dépense, et parce que tous mes revenus étant saisis en France avec une rigueur extraordinaire, je n'en pourrais pas même soutenir une médiocre, et parce que cette modestie ferait un effet admirable dans le clergé

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de Paris, duquel j'aurais un grand besoin dans les suites. Je parlai sur ce ton à M. le cardinal Chigi, qui passait pour le plus grand ecclésiastique qui fût au-delà des monts; et je fus bien surpris quand il me dit : « Non, non, monsieur, quand vous serez rétabli dans votre siége, vivez » comme il vous plaira, parce que vous serez » dans un pays où l'on saura ce que vous pouvez » et ce que vous ne pouvez pas. Vous êtes à Rome » où vos ennemis disent tous les jours que vous » êtes décrédité en France. Il est de la nécessité » de faire voir qu'ils ne disent pas vrai. Vous » n'êtes pas ermite, vous êtes cardinal, et car>> dinal d'une volée que nous appelons en ce

pays, dei cardinaloni. Nous estimons peut-être plus qu'ailleurs la modestie; mais il faut à un » homme de votre âge, de votre naissance et de » votre sorte, qu'elle soit tempérée; il faut de

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plus qu'elle soit si volontaire, qu'il n'y ait pas >> seulement le moindre soupçon qu'elle soit for» cée. Il y a beaucoup de gens à Rome qui ai» ment à assassiner ceux qui sont à terre. N'y » tombez pas, mon cher monsieur, et faites ré

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flexion, je vous supplie, quel personnage vous

jouerez dans les rues avec les six estafiers dont » vous parlez, quand vous trouverez un petit » bourgeois de Paris, qui ne s'arrêtera pas devant.

» vous, et qui vous bravera pour faire sa cour au » cardinal d'Est. Vous ne deviez pas venir à » Rome, si vous n'étiez pas en résolution et en

>>

pouvoir de soutenir votre dignité. Vous ne » mettez point l'humilité chrétienne à la perdre, » et je n'ai rien à vous dire, si ce n'est que le pau» vre cardinal Chigi, qui vous parle, qui n'a que

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cinq mille écus de rente, et qui est sur le pied » des plus gueux des cardinaux moines, ne peut >> aller aux fonctions sans quatre carrosses de li» vrée roulans ensemble, quoiqu'il soit assuré qu'il ne trouvera personne dans les rues qui » manque en sa personne au respect que l'on » doit à la pourpre >>.

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Voilà une petite partie de ce que le cardinal Chigi me disait tous les jours, et de ce que mes autres amis qui n'étaient pas, ou du moins qui ne faisaient pas les ecclésiastiques si zélés que lui, m'exagéraient encore beaucoup d'avantage. M. le cardinal Barberin éclatait encore plus que tous les autres contre ce projet de retranchement. Il m'offrait sa bourse; mais comme je ne la voulais pas prendre, et que même j'eusse été fort aise de n'être point à charge à mes proches et à mes amis de France, je me trouvais fort en peine, et d'autant plus que je les voyais très-disposés à croire que la grande dépense ne m'était nullement né

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