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116. La seule difficulté serait de savoir si cette faculté, pour chacun des riverains d'un ruisseau pluvial, de s'emparer des eaux à leur passage devant son fonds, si, disons-nous, cette faculté ne pourrait pas lui être enlevée par l'effet d'une concession, que l'administration, chargée de la police locale, en aurait faite à l'un d'eux.

La négative est enseignée par Duranton, qui pense que « les eaux pluviales étant au premier occupant, et par droit de nature et par la disposition du droit civil, l'administration ne doit point pouvoir disposer de ces eaux, par de simples motifs de préférence ou pour un prix offert, au préjudice de ceux à qui le droit commun les attribue.... » (T. V., n° 159; ajout. Rec. de Devilleneuve, 1841, II, 1, note 1.)

Et cette doctrine nous paraît généralement vraie (supra, n° 51).

Nous devons dire toutefois que des autorités d'un grand poids enseignent la solution contraire, par un double motif: soit parce que les eaux pluviales étant choses nullius, l'administration a, par cela même, le droit de disposer de celles qui tombent sur la voie publique; soit parce que les frais d'entretien de cette voie étant à la charge de la commune, il est juste qu'elle profite des avantages qu'il est possible d'en retirer pour y faire face (comp.arrêt du Conseil du 4 août 1824; Cœpolla, tract. 2; cap. iv, no 28; Boutaric, des Droits seigneuriaux, p. 566, Pardessus, t. I, n° 79; Daviel, .. III, no 802).

Ces considérations, si graves qu'elles puissent paraître, ne sauraient, suivant nous, l'emporter sur le principe : que les eaux pluviales sont res nullius, et doivent, d'après le droit civil, appartenir au premier occupant.

117. Mais supposons maintenant que les eaux pluviales ont été dérivées de la voie publique par un propriétaire riverain, et qu'elles sont entrées dans son fonds (supra, n° 114).

En cet état, le propriétaire du fonds séparé de la voie publique, par celui sur lequel les eaux pluviales ont été dérivées, peut-il y acquérir un droit de servitude, soit par titre, soit par prescription, soit par destination du père de famille ?

Il nous a paru qu'il régnait une assez grande confusion, sur ce point, dans la doctrine et dans la jurisprudence.

C'est ainsi que Proudhon enseigne que le propriétaire non riverain du chemin, ne peut pas obtenir, même par un titre, avec le consentement du propriétaire riverain, le droit d'amener les eaux sur son fonds, au moyen d'une rigole pratiquée sur le fonds intermédiaire! (Du Dom. public, no 1335).

Tandis que Duranton, qui admet l'établissement de cette servitude par la destination du père de famille (t. V, n° 160), ne paraît pas aussi explicite en ce qui concerne la prescription.

A la différence de Troplong, qui professe d'une manière très-nette que ni la prescription, ni la destination du père de famille ne sauraient être invoquées en pareil cas (de la Prescription, t. I, no 147; ajout. Colmar, 26 mai 1831, Gigandez, D., 1832, II, 205).

Nous croyons, pour notre part, que l'acquisition de la servitude peut alors résulter, sans distinction, soit d'un titre, soit de la prescription, soit de la destination du père de famille.

Nous avons établi que les eaux pluviales, une fois qu'elles sont sur un héritage privé, cessent d'être choses nullius, et appartiennent au maître de l'héritage, dont elles sont devenues l'accessoire, et qu'elles sont, en cet état, susceptibles d'être l'objet d'une servitude (supra, n° 105),

Or, nous supposons précisément que les eaux pluvieles ont été dérivées de la voie publique par le propriétaire riverain, qui s'en est emparé par occupation, et

qu'elles sont maintenant un accessoire de son héritage;

Donc, elles ne sont plus res nullius; donc, toutes les règles, que nous avons posées sur le cas où il s'agit d'eaux pluviales, qui se trouvent sur un fonds privé, sont ici, de tout point applicables. Aussi est-il à remarquer que les arrêts précédemment cités, et qui jugent que les eaux pluviales coulant sur un chemin public ne sont pas susceptibles de devenir l'objet d'une servitude, sont relatifs à des eaux pluviales coulant sur la voie publique et considérées à leur état de choses nullius (supra, n° 117).

Dire, comme a fait Proudhon, qu'il n'y a que le propriétaire riverain de la voie publique qui puisse profiter des eaux pluviales qui y coulent, et appliquer ici l'article 644, c'est confondre les eaux courantes, choses communes, avec les eaux pluviales, qui n'ont jamais ce caractère, et qui sont ou bien choses nullius, tant que personne ne s'en est emparé, ou bien propriété privée, dès qu'elles ont été l'objet d'une occupation.

Et quant à l'objection, à l'aide de laquelle Troplong soutient que ni la prescription, ni la destination du père de famille ne sont ici possibles, elle ne nous paraît pas plus décisive. Cet auteur s'appuie sur ce que l'existence des ouvrages apparents, à l'aide desquels s'exercerait, en cas pareil, la prise d'eau, serait subordonnée à cette prise d'eau elle-même; et qu'en conséquence, le droit de prendre de l'eau étant alors essentiellement précaire, les ouvrages ne sauraient avoir une existence assurée. « Estil possible de concevoir, dit-il, un droit de prise d'eau sur des eaux publiques, sur des eaux dont on n'use que comme habitant faisant partie du public, et qu'un autre habitant peut épuiser au même titre, s'il est premier occupant?» (Loc. supra cit.)

Mais c'est là précisément qu'est, suivant nous, la méprise; c'est que les eaux pluviales, une fois dérivées de

la voie publique sur un fonds privé, ne sont pas du tout des eaux publiques que tout habitant ait le droit d'épuiser; elles sont au contraire, en cet état, devenues la propriété du maître du fonds où elles sont entrées; et voilà ce que la Cour de cassation a fort bien remarqué, dans un arrêt qui a admis, pour ce cas, la destination du père de famille :

« Attendu, en droit, que si les eaux pluviales qui coulent sur la voie publique, n'étant à personne, ne sont pas susceptibles d'une possession exclusive, le propriétaire riverain peut néanmoins les prendre à leur passage; qu'il dépend de lui d'en faire l'usage qu'il lui plaît, et par suite de les concéder à son voisin, afin que celui-ci en use, après les avoir reçues de lui...» (21 juill. 1845, Dumont, Dev., 1845, I, 33; ajout. Cass., 16 mars 1853, Vignave, Dev., 1853, I, 621; Cass., 9 avril 1856, Solacroux, Dev., 1856, I, 309.)

Il est vrai que les autres propriétaires, supérieurs ou coriverains de la voie publique, n'en conserveront pas moins toujours la faculté de dériver les eaux pluviales de la voie publique sur leur propre fonds; et le propriétaire non riverain pourra ainsi se trouver privé de la prise d'eau qu'il avait acquise. Mais ce sera, dit justement Marcadé (art. 642, no 4), comme si une source sur laquelle une servitude de prise d'eau avait été constituée se trouvait tarie; et il n'en résulte nullement que celui des propriétaires riverains de la voie publique, qui, après avoir dérivé les eaux pluviales sur son fonds, se trouvait obligé de les transmettre, en vertu d'une cause quelconque, à un autre héritage attenant au sien, puisse lui-même, par son propre fait, porter atteinte à la servitude passive dont il serait grevé,

118.- Que l'article 645 ne soit pas applicable aux eaux pluviales, c'est là, au point où nous en sommes, une proposition qui n'a plus besoin d'être démontrée ; car cet article n'accorde un pouvoir réglementaire aux magistrats

qu'en ce qui concerne les eaux courantes, considérées comme choses communes.

C'est donc inexactement, suivant nous, que la thèse contraire paraît avoir été admise par un arrêt de la Cour de Colmar, dont nous avons d'ailleurs essayé déjà de combattre la décision (26 mai 1831, Gigandez, D., 1832, II, 205; supra, n° 117).

La même Cour avait rendu, le 29 mai 1829, une décision beaucoup plus conforme aux principes, quoique pourtant les motifs ne nous en paraissent pas non plus irréprochables; car l'arrêt s'appuie sur ce que, relativement aux eaux pluviales, « le propriétaire inférieur ne peut faire aucun travail, soit à ciel découvert, soit souterrain, sur le fonds supérieur, puisque ce serait le grever d'une servitude sans titre.» (Sauvageot, Sirey, 1829, II, 352.)

Il est évident que ce motif n'est d'aucune valeur, puisque, même à l'égard des eaux de source, le propriétaire inférieur ne pourrait grever, bien entendu, le fonds d'aucune servitude sans titre.

La vraie raison, qui fait que l'article 645 ne s'applique pas aux eaux pluviales, c'est que cet article ne concerne que l'eau courante, c'est-à-dire celle qui a un cours ordinaire (comp. Favard de Langlade, Rép., v° Justice de paix; Daviel, t. III, n° 804).

SECONDE HYPOTHÈSE.

Des droits des propriétaires, dont les fonds sont bordés ou traversés par

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119. L'hypothèse, dont nous avons à nous occuper ici, est réglée par les articles 644 et 645, dont voici les termes :

TRAITÉ DES Servitudes.

I-10

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