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Nous pouvons, au reste, remarquer encore que les règles relatives aux servitudes dérivant de la situation des lieux, ont été, en général, empruntées au droit romain par les rédacteurs de notre Code (comp. ff. tit. de aqua et aquæ pluv.; de fluminibus, etc.).

Tandis qu'ils ont, au contraire, puisé dans notre ancien droit coutumier la plupart des règles qui constituent les servitudes légales.

8. 2° Notre seconde question est de savoir s'il y a quelque différence entre les servitudes dont il est traité dans les chapitres I et II de notre titre, et les servitudes dont il s'agit dans le chapitre m.

En d'autres termes, les charges que les chapitres i et и désignent sous le nom de servitudes naturelles et légales, constituent-elles, en effet, de véritables servitudes ?

Ont-elles les mêmes caractères et les mêmes effets que les servitudes établies par le fait de l'homme, dont s'oc cupe le chapitre m? et peut-on les confondre absolument dans une même explication, à l'exemple de notre Code, qui les a réunies dans le titre unique intitulé des Servitudes?

Ce n'est pas seulement ici, comme tout à l'heure, une simple question de classification et de méthode; cette seconde thèse est très-grave; et la solution de plusieurs difficultés importantes de notre matière y est nécessairement engagée.

Il y a bien longtemps que l'on a commencé à soutenir que, d'après le droit naturel, la liberté des fonds est entière et absolue, et que, par conséquent, toute espèce de restriction, apportée par le législateur à cette liberté, constitue une servitude. C'est la doctrine qu'enseignait autrefois Bachovius (ad Treult., t. I, disput. 17, thes. 2), et qui a été, dans ces derniers temps encore, défendue par Merlin (Quest. de droit, t. V, vo Servitude, § 3) et par Toullier (t. III, no 534).

« C'est grever un propriétaire d'une servitude, dit

Merlin, que de l'empêcher de faire sur son fonds ce qui lui est permis de droit naturel; et cela est si vrai que les articles 676, 677, 678 et 679 du Code civil sont placés sous la rubrique des servitudes établies par la loi........ »

Tel n'est pas notre sentiment; et nous croyons pouvoir démontrer que cette doctrine est contraire, soit aux traditions les plus certaines des législations antérieures, soit aux principes essentiels sur lesquels repose le droit de propriété tel que les auteurs du Code Napoléon ont euxmêmes reconnu.

Et d'abord, il est incontestable que les Romains ne considéraient pas comme des servitudes les restrictions que la propriété pouvait recevoir par l'effet de la situation des lieux, ou des règles générales au moyen desquelles le législateur en réglementait l'exercice; c'est là une proposition qui a été fort clairement démontrée par Copolla (tract. 2, de Servit. urban. præd., n° 6) et par Vinnius (Inst., de Servit., § 1, n° 4). Il est vrai que Ulpien a appelé du nom de servitude la nécessité où se trouve le fonds inférieur de recevoir les eaux qui découlent naturellement du fonds supérieur (L. 1, § 24, ff. de aqua et aquæ); mais ce n'est là évidemment qu'une expression figurée, qui, dans la pensée du jurisconsulte, n'exprime en aucune façon un droit de servitude véritable, de cette servitude que les Romains appelaient imposititiam, par opposition, précisément aux facultés ou aux charges qui dérivaient de la situation des lieux, naturalem, ou de la loi, publicam (L. 5, § 9, ff. de operis novi nuntiat.). Ulpien s'explique lui-même, en ajoutant, dans le paragraphe suivant, ces mots très-significatifs : eritque ista quasi servitus. Aussi n'y avait-il pas lieu, dans ce cas, aux actions confessoire ou négatoire, mais à une action spéciale introduite par l'édit du préteur : actio aquæ pluviæ.

Notre ancien droit français s'était bien gardé aussi de cette confusion; et on peut voir que c'est dans des appen

dices à son traité du Contrat de société, que Pothier s'occupe des obligations, que forme ce qu'il appelle le quasicontrat de voisinage soit de l'obligation pour le propriétaire inférieur de recevoir les eaux qui découlent des fonds supérieurs (n° 235 et suiv.), soit de l'obligation de contribuer au bornage (no 231 et suiv.), soit de la mitoyenneté des murs, haies ou fossés (n° 199 et suiv.). Le grand jurisconsulte ne considérait certes pas comme des servitudes ces obligations que la situation des lieux ou les règlements législatifs créent entre les propriétaires voisins. Il est vrai que le titre x de la coutume d'Orléans, intitulé des Servitudes réelles, renfermait aussi des dispositions relatives à d'autres objets, tels que les murs mitoyens et les fossés; mais précisément Pothier remarquait qu'il était traité sous ce titre : « non-seulement des servitudes qu'un héritage peut devoir à l'héritage voisin, mais de plusieurs autres matières, qui concernent le voisinage; et il ajoutait même, sur quelques-uns des autres articles de ce titre, qu'ils y étaient étrangers et déplacés (Introd. au tit. xii de la cout. d'Orléans no 22 à 27; ajoutez aussi Bannelier et Davot, t. II, p. 142 des Servit., II, trait. 8, § 1, no 1-4).

C'est qu'en effet rationnellement et au point de vue philosophique, il est impossible de considérer comme des servitudes, ces restrictions qui résultent, pour le droit de propriété, de la situation naturelle des lieux et des dispositions de la loi.

Le mot servitude implique l'idée d'une exception à la règle générale, d'une dérogation contraire au droit commun: Contraria quippe sunt libertas et servitus, dit trèsbien Vinnius (loc. supra cit.);

Or, les différentes dispositions dont il s'agit dans les chapitres et 1 de notre titre, loin d'avoir le caractère d'exception, constituent elles-mêmes la règle générale et le droit commun de toutes les propriétés ;

Donc, elles ne sont pas des servitudes.

Aux termes de l'artiele 544, la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. Les différentes prohibitions introduites par les lois ou par les règlements, sont donc inhérentes au droit de propriété lui-même; ce n'est que sous ces conditions inséparables de son existence, que le droit lui-même est consacré; ces prohibitions, qui forment, dans chaque pays, la règle commune de la jouissance et de la disposition des propriétés, bien loin d'être des servitudes, sont au contraire constitutives de la liberté même des fonds, telle que le législateur la reconnaît.

C'est se placer dans une abstraction tout à fait chimérique, que de supposer un droit naturel, d'après lequel chaque propriétaire aurait la liberté absolue de faire sur son héritage tout ce qu'il voudrait, sans aucun souci du préjudice qui pourrait en résulter pour les héritages voisins. Cette liberté-là, elle ne serait autre chose que la barbarie et la guerre! il n'y aurait, en effet, qu'un seul côté légitime dans ces prétentions intraitables, ce serait la réciprocité! c'est-à-dire d'incessantes représailles, qui ouvriraient une source interminable d'hostilités et de désordres également dommageables à tous les propriétaires, et qui finalement rendraient, pour tous et pour chacun, impossible la jouissance des héritages et l'exercice du droit de propriété.

Dieu qui a créé le droit de propriété comme l'une des bases les plus essentielles des sociétés humaines, n'a pas voulu sans doute en faire un droit antisocial et sauvage; et lorsque le législateur intervient, arbitre suprême, pour marquer à chacun sa limite, et pour déterminer les conditions communes et réciproques de la disposition des biens, il remplit les vues de la Providence : il n'asservit donc pas la propriété; tout au contraire! il la discipline, il la civilise, ct en la défendant contre

ses propres excès, il en garantit la pleine et paisible li

berté.

La liberté des choses est évidemment, sous ce rapport, de même condition que la liberté des personnes; or, qui oserait dire que la loi me met en état de servitude, parce qu'elle m'oblige à respecter la liberté d'autrui, les bonnes mœurs et l'ordre public! Eh bien ! il en est ainsi de la liberté des héritages; elle existe tout entière et parfaitement intacte, malgré les restrictions par lesquelles la loi en prévient les écarts; ou plutôt c'est à ces restrictions ellesmêmes que la propriété est redevable de cette liberté réglée et sociable, de cette liberté dont les limites communes n'ont d'autre but que l'intérêt égal de chacun des propriétaires afin de les empêcher de se nuire récipro-` quement l'un à l'autre; car tel est le but essentiel de toutes ces restrictions, auxquelles on pourrait justement donner pour devise cette maxime: Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris.

Quand le législateur, par exemple, dit aux propriétaires de deux fonds contigus, quand il leur dit à l'un comme à l'autre sans distinction: Vous ne pourrez planter des arbres sur votre fonds qu'à telle distance du fonds voisin (art. 671); vous ne pourrez ouvrir de vues que sous certaines conditions (art. 676), il est bien clair qu'il n'établit là aucune servitude. Où est alors, en effet, le fonds dominant et le fonds servant, celui de Pierre ou celui de Paul? évidemment ni l'un ni l'autre ; car tel est le droit commun de toutes les propriétés ; et cette parfaite égalité de position des héritages est, au plus haut degré, exclusive du caractère de la servitude.

Pour qu'il y ait servitude, en effet, il faut que l'un des fonds soit placé vis-à-vis d'un autre fonds, dans un état d'assujettissement, auquel, de droit commun, il n'était pas soumis; il faut, comme dit très-bien le jurisconsulte romain, que l'assujettissement augmente le droit de l'un,

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