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qu'il est admis qu'un homme se livre tout entier à l'étude des affaires et à la défense de ses clients, il est bien légitime qu'on lui permette de recevoir une juste rémunération de ses soins et de son travail. Aussi le mal reparut-il bientôt. Le nombre des orateurs de valeur alla en diminuant, tellement qu'au temps d'Antoine et de Crassus on ne comptait guère que six orateurs auxquels revenaient les causes les plus importantes (Cicéron, Brutus, 57). En présence d'un si grand nombre d'affaires, ils refusaient le secours de leur talent pour les causes qu'ils trouvaient trop peu dignes d'eux par leur manque d'importance (Quint. XII, 9, 7), et pour être digne de leur patronat, Cicéron disait en plaisantant dans une de ses lettres (II, 14), qu'il fallait pour le moins avoir tué un homme « hominem occidat opportet, qui vestra opera uti velit ». Aussi pour les décider à plaider en leur faveur, l'usage des cadeaux, qui peu à peu devinrent comme un salaire dû, reparut-il de nouveau. Des orateurs comme Clodius, Currion, Licinius Crassus (Tacite. Ann. XI. 7) firent payer cher leur éloquence. Si on en croit Plutarque (V. de Cicéron. 7) le grand orateur Hortensius recevait volontiers les présents, et Cicéron lui-même, qui se pose dans une de ses lettre à Atticus, comme strict observateur de la loi Cincia (I, 20), fut, au dire d'Aulu-Gelle (XII, 12), soupçonné d'avoir reçu deux millions de sesterces pour défendre P. Sylla, impliqué dans la conspiration de Catilina.

Ajoutez à cela l'habitude bizarre d'avoir plusieurs avo

cats pour une seule et même cause, et on ne sera plus étonné que le mal prit de telles proportions, qu'Auguste chercha à le réprimer, non seulement en élevant aux plus grands honneurs, les orateurs qui observaient strictement les prescriptions de la loi, comme Asinius, Messala et Esernius (Tacite, Ann. XI, 6. 7), mais encore en décrétant que quiconque aurait reçu des honoraires pour plaider, serait condamné à une restitution du quadruple (Dion Cassius, LIV, 18).

Malgré cette prohibition, l'usage fut plus fort que la loi, et la réforme dura peu. Tibère, dans une lettre au Sénat se plaignait déjà du mépris où étaient tombées les réformes d'Auguste : « Tot a majoribus repertæ leges, tot quas Divus Augustus tulit, illæ oblivione, hæ quod flagitiosus est, contemptu abolitæ. » (Tacite, Ann. III). Il fallut qu'un grand scandale éclatât sous le règne de Claude, pour amener un remède au moins temporaire à cette situation.

Voici ce que raconte Tacite. Samius, chevalier romain du premier rang, avait donné quatre cent mille sesterces à l'avocat Suilius, qui le trahit pour une somme plus forte, et Samius, de désespoir, se perça de son épée, dans la maison même du traitre. Le Sénat s'émut, Suilius, consul désigné, attaqua vigoureusement Silius, et demanda le rétablissement de la loi Cincia, en invoquant les grands souvenirs d'Asinius, de Messala, d'Esernius, et d'Arruntius qui étaient parvenus aux plus grands honneurs, par une éloquence et des mœurs incorruptibles. A ces paroles, ceux qui se sentaient coupables, répondirent que l'étude

de l'éloquence, si utile, coûtait de lourds sacrifices à l'orateur; qu'en se livrant aux affaires d'autrui on négligeait les siennes ; que, pour des hommes peu fortunés, la rémunération du talent était le seul moyen de s'enrichir quelque peu; que pour beaucoup en supprimant la récompense du talent, on supprimait le talent même. Ces réflexions ne parurent pas sans fondement à Claude, qui se contenta de borner les rétributions des orateurs, et leur permit de demander jusqu'à dix mille sesterces, prix audelà duquel la concussion aurait lieu. (Ann. XI, 6. 7).

Malgré ce tempérament la réforme dura peu, puisque Néron, au dire de Suétone (V. de Néron, 17), décréta : « Ut litigatores pro patrociniis, certam justamque mercedem darent. » Et plus tard, sous Trajan, ce fut une cause d'émoi dans tout Rome, quand le préteur Nepos, publia un édit par lequel il avertissait qu'il exécuterait, à la lettre, le décret du Sénat, transcrit à la suite de son édit, qui ordonnait, à tous ceux qui avaient un procès de quelque nature qu'il fût de faire serment, avant que de plaider, qu'ils n'avaient rien donné, rien promis, rien fait promettre à celui qui s'était chargé de leur cause. (Pline le Jeune, Epist. V. 21).

Il est certain que l'origine de cette obligation eut son principe dans les nombreux moyens employés pour tourner la prohibition. La vénalité des avocats fut sans bornes, tous les auteurs nous l'attestent; bien plus, ils n'hésitaient pas à employer toutes sortes de moyens, soit en demandant des cadeaux, soit en faisant tous leurs efforts

pour capter les testaments de ceux qu'ils avaient défendus, soit en prélevant un bénéfice de moitié ou du quart sur le gain des affaires (Horace, Sat., II, 5), ce qu'Ulpien appelle: redemptio causarum.

Ainsi donc, le premier chef de la loi Cincia dura peu, cependant les derniers empereurs cherchèrent encore à règlementer la matière, tout en permettant des honoraires raisonnables. Sous les Antonins, ce fut le juge qui fixa les honoraires d'après la cause, la coutume, le talent de l'orateur, sans que ces honoraires puissent dépasser cent sous d'or, ce qui était l'équivalent de dix mille sesterces (L. 1, §§ 10 et 13, D. L. 13). En 303, on taxa les honoraires des avocats à deux cent cinquante deniers pour des conclusions, et à mille pour un jugement. Enfin Constantin (L. 5, C. de post.) et ensuite Valentinien et Valens défendirent de fixer les honoraires et obligèrent les avocats à accepter ce qu'on leur proposait (L. 6 § 2, C. même titre).

Telles furent, en quelques mots, les prohibitions successives qui ont leur origine dans la loi Cincia, et qui nous montrent la société romaine dévorée d'un mal qui pesait lourdement sur elle, puisque tant de règlementations ne suffisaient pas à le déraciner.

CHAPITRE III

SECOND CHEF DE LA LOI

SECTION I

Détermination des donations qui tombent sous l'application de la loi Cincia.

Nous l'avons dit plus haut: on distingue dans la loi Cincia les personnes à qui est faite la donation, et le taux de la donation. Une donation faite à une personne exceptée ne peut tomber sous le coup de la loi Cincia, quelque soit le taux de la donation; une donation faite à une personne non exceptée, ne tombera sous le coup de la loi qu'autant que la donation excèdera le taux. C'est ce que nous établirons bientôt dans cette section même.

Quel était le modus legitimus dont parle la loi Cincia? On a fixé hypothétiquement différents chiffres, et il est probable qu'aucun n'est exact, et nous n'avons aucun renseignement pour l'établir.

Plusieurs systèmes ont pu être employés pour déterminer le modus.

Un premier, très simple, mais n'ayant aucune propor

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