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cia serait une loi d'ordre privé. On ne pouvait interdire de donner, mais on voulait protéger contre les libéralités trop facilement faites dans un mouvement de générosité irréfléchie, en exigeant un plein dessaisissement ou une manifestation expresse de volonté, autrement dit en permettant un mode de repentir.

Quant à nous, il nous semble difficile d'admettre ces raisons. Il nous semble que le but primitif de la loi Cincia nous est révélé par un passage de Tite-Live (XXXIV, 4). Dans un discours qu'il prête à Caton, sur la loi Oppia, il s'écrie: « Quid legem Cinciam de donis et muneribus, nisi quia vectigalis jam et stipendaria plebs esse senatui. » Nous pensons que le tribun du peuple Cincius fut désireux de voir la plébe échapper aux lourds impôts que les patriciens frappaient sur elle, sous forme de cadeaux, de dons, qui devenaient peu à peu comme des redevances forcées qu'un plébéien ne pouvait refuser à son patron, à celui qui, de par la coutume et la nécessité, était devenu, ou plutôt s'était établi son protecteur obligé. Profitant de cette situation, la cupidité des patriciens n'avait plus connu de bornes. Ils étaient devenus insatiables. Pour mettre un frein aux abus, une loi prohibitive (et ce fut là, pensons-nous, le caractère de la loi Cincia) s'imposait. Elle fut votée. L'opinion que nous avançons ici nous semble plus conforme à la vérité historique. Qu'on se rappelle le mot de Cincius, que Cicéron nous rapporte comme un mot d'esprit, le patricien C. Cento posa, lors de la proposition de la loi, cette question à Cincius:

« Quid fers, Cinciole? -Ut emas, si uti velis », répondit le tribun (Cicéron, De orat., II, 71).

Quoi qu'il en soit, il est certain que nous nous trouvons ici en face d'une des lois qui durent avoir la plus grande importance à Rome, et qui ne disparut que fort tard, pour faire place, ainsi que nous l'expliquerons, à un système bien plus protecteur des intérêts de chacun, après avoir perdu son caractère de loi prohibitive.

Nous l'avons déjà dit au début, les anciens romanistes n'avaient qu'une conception fausse de notre loi. Ils lui attribuaient trois chefs. Un premier, concernant les avocats, qu'ils connaissaient aussi bien que nous, grâce aux textes littéraires. Le second prohibait, croyaient-ils, les donations faites au-delà d'un certain taux (vingt mille sesterces selon Cujas et Ranchinus) faites à toutes personnes, à l'exception des parents, jusqu'à un certain degré. A ceux-ci, on pouvait donner ultra modum, mais cependant pas d'une façon quelconque. Un troisième chef, pensaient-ils, exigeait que toute donation, même à des personnes exceptées, fut faite par mancipation ou tradition, disposition qui fut, croyaient-ils, abrogée par Constantin (L. 4, C. Th., VIII, 12). Telle est, sans entrer dans plus de détails, l'idée générale que se faisaient de la loi Cincia, Pothier (Pand., XXXIX, 5, notes 1 et 2); Cujas; Godefroy (Com. du C. Th.); Brummer (Comm. ad legem Cinciam). Merillius contestait cependant l'existence du troisième chef de la loi, ainsi que nous l'apprend Brummer (XII, 13), et Godefroy pensait que la loi Cin

cia avait fait remise de la mancipation vis-à-vis des enfants.

Nous allons voir par la suite ce qu'était plus exactement notre loi, autant tout au moins que permettent de l'établir les documents que nous possédons, sans faire trop de conjectures. A cet effet, nous examinerons d'abord le premier chef de la loi, et nous passerons rapidement en revue les diverses modifications apportées à la législation sur les avocats. Puis nous entrerons dans l'étude du second chef de la loi. Nous envisagerons les conséquences que l'on peut tirer des règles nouvelles édictées par le plébiscite. Enfin, dans un chapitre final, nous montrerons brièvement comment la loi Cincia a disparu pour faire place à l'insinuation.

CHAPITRE II.

PREMIER CHEF DE LA LOI.

Dispositions concernant les avocats.

Nous l'avons dit au début, la loi Cincia contenait un premier chef qu'on présente quelquefois comme étant d'ordre public, qui concernait les avocats et leur défendait de recevoir des honoraires. Ce premier chef, qui, à l'époque où il fut proposé, dut paraître plus important aux yeux des contemporains que le second chef de la loi, demande pour être compris un court historique de la matière, car sa fortune fut bien différente de celle du second chef. Par la force même des choses, il fut violé d'assez bonne heure et finit par disparaître. C'est ce que nous allons tâcher de rappeler.

L'organisation primitive de la société romaine faisait du patricien le protecteur du plébéien, dont il devait défendre les intérêts en échange de quelques services. Il y avait là pour le patricien instruit, et mis au courant des secrets de la procédure, une tâche élevée et noble, qui donnait à cette classe, par ce fait même, un grand ascendant sur la masse du peuple. Mais cette tâche était gra

tuite, c'était, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une sorte d'assistance judiciaire, pour laquelle il n'était rien dû, mais qui n'empêchait pas qu'un plaideur reconnaissant, vous témoignât sa gratitude par un cadeau volontaire.

Vers 450, la divulgation des secrets de la procédure par Cneius Flavius fut le signal d'un commencement d'affranchissement des plébéiens. Pouvant eux-mêmes intenter une action, ils purent y défendre. Des jurisconsultes sortirent de la plèbe, comme des patriciens, qui firent un métier de ce qui primitivement n'était qu'un devoir. Ce fut pour eux le chemin de la fortune. Les abus se produisirent, les avocats prélevèrent de véritables impôts sur ceux qui se voyaient obligés de recourir à leurs services; les scandales devinrent fréquents. Cincius Alimentus résolut d'y mettre fin dans le but d'affranchir le peuple decette servitude plus dure encore que la tutelle primitive des patriciens. Cette réforme qui devait porter un rude coup à tous ceux qui profitaient de cet état de choses, fut d'abord regardée avec mépris par eux.

La loi fut votée, mais elle contenait dès l'origine la cause du mal qui devait bientôt la rendre lettre morte. Non-seulement elle ne contenait pas de sanction à la prohibition de recevoir des honoraires, mais encore elle n'était pas en rapport avec des besoins qui sont de tous les temps. Prohiber les honoraires des avocats était une faute; il eût mieux valu les restreindre, fixer un taux qu'on ne pourrait dépasser à l'avenir. Mais du moment

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