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Tout d'abord il est nécessaire de la justifier Mais la tâche nous semble facile. En effet, si l'on peut considérer comme un devoir pour chaque Etat de faire rendre la justice, dans la mesure du possible, à tous ceux qui se trouvent sur son territoire, sans distinction de nationalité, on ne saurait raisonnablement exiger qu'un tribunal quelconque soit tenu de rendre des jugements, manifestement condamnés à demeurer dépourvus de sanction sérieuse. Ce serait compromettre la cause que l'on voudrait servir, en diminuant, sans aucun profit pour les plaideurs, l'autorité indispensable aux décisions des juges Or, ce résultat est à prévoir dans un grand nombre de cas, lorsqu'il s'agit de contestations relatives à l'état et à la capacité des étrangers. En effet, la plupart des Etats manifestent de nos jours, soit dans leur législation, soit surtout dans leur jurisprudence, une tendance très marquée à réserver exclusivement à leurs propres juges la connaissance de tous les procès de cette sorte qui concernent leurs ressortissants (1). Il n'est même pas rare de voir des tribunaux, qui s'attribuent la faculté de statuer sur l'état d'un étranger domicilié dans leur ressort, se refuser à reconnaître les sentences étrangères qui ont prononcé sur celui de leurs concitoyens (2). Dans ces conditions, il nous paraît évident qu'il y a toute convenance, surtout pour un pays aussi restreint que la Principauté, à dispenser les juges de retenir de semblables causes et même à leur faire une obligation de s'en dessaisir.

(1) V. sur ce point Pilicier, Divorce et séparation de corps en droit internat., passim et notam. p. 229, 238 et suiv., 269; Gentet, Etude sur les questions d'état et de capacité, p. 53 et suiv.; Barilliet, Journal du droit internat priv., 1880, p. 348, note 1. V. toutefois en sens contraire, pour la jurisprudence belge, Cour Bruxelles, 24 juin 1888, Revue Vincent, 1888, v° Séparation de corps, n. 1; pour la jurisprudence anglaise, Journal Clunet, 1881. p. 193; 1885, p. 410.

(2) V. Pilicier, loc. cit.; Lachau et Daguin, Exécution des jugements étrangers, p. 80.

Cette solution nous semble imposée, en outre, par une autre considération, purement théorique, il est vrai, mais non moins grave que la précédente. C'est celle-là même qui explique, qui légitime à nos yeux, la tendance que nous venons de signaler. Il est très généralement admis, en droit international, que les lois qui régissent l'état et la capacité d'une personne, suivent cette personne même en pays étranger. On conçoit, en effet, sans peine, que cet état, cette capacité, ne pourraient, sans les inconvénients les plus graves, varier selon les lieux que l'individu peut habiter ou traverser, et qu'ils doivent, au contraire, présenter un caractère d'unité à l'abri de toute fluctuation. Il est donc essentiel que cette unité soit respectée non seulement par les lois des divers pays, mais aussi par les décisions qui peuvent intervenir pour déclarer ou modifier cet état. Mais n'est-ce pas le meilleur moyen de l'assurer que de laisser le soin de se prononcer à cet égard aux juges nationaux de chaque individu, qui sont assurément mieux à même que tous autres de faire une juste application de la loi qu'ils sont spécialement chargés d'interpréter? (1) Nous savons bien que cette opinion est contestée. D'assez nombreux jurisconsultes et quelques législations ou plutôt la jurisprudence dans quelques pays donnent la préférence au juge du domicile (2), qui, nous le reconnaissons, est parfois mieux placé pour apprécier les faits dont dépend la solution du litige. Mais on n'arrive pas, avec ce système, à maintenir aussi surement cette unité dans l'état des personnes, qui nous parait indispensable. D'autre part, la doctrine que nous proposons de sanctionner a pour elle l'avantage

(1) V. en ce sens René Vincent, De la compétence des tribunaux français à l'égard des étrangers, Revue pratique de droit intern. priv., 1890-1891, 2° partie, p. 66 et suiv. Adde: Brocher, Cours de dr. intern. pr., III, p. 38 et s.; Asser et Rivier, Eléments de dr. intern. priv., n. 71, p. 158.

(2) Sic. notam. Ia jurisprudence belge, anglaise, hollandaise. V. les décisions citées par M. Vincent, loc. cit., p. 70, note 2.

de respecter les droits égaux des divers Etats et de rendre impossibles ces contradictions choquantes que nous relevions tout à l'heure dans les décisions de certains tribunaux, qui regardent comme un devoir ou comme un droit de statuer sur l'état d'un étranger, sans vouloir reconnaître, en ce qui concerne leurs ressortissants, une faculté semblable aux juges des autres pays. Aussi pensons-nous que l'Institut de droit international avait pleinement raison, quand il émettait le vœu qu'elle devînt l'une de ces règles communes à tous les Etats policés, dont l'établissement pourra seul donner une base solide au droit international privé (1). Pour l'heure, elle est consacrée implicitement, en matière de nullité et de dissolution de mariage par la loi fédérale suisse (2) et la législation saxonne (3), et pour toutes les questions d'état, par le Code de Neuchâtel (art. 21). On pourrait citer aussi bon nombre de décisions judiciaires de divers pays, notamment des tribunaux français (4), qui peuvent en être considérées comme la reconnaissance pratique. Mais quand bien même elle ne serait encore admise nulle part, nous n'en penserions pas moins qu'elle devrait l'être par la législation monégasque, parce que, nous le répétons, elle nous paraît seule appropriée à la situation spéciale de la Principauté.

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(1) Résolution votée à la Haye en 1875 : « L'adoption des fors excep«tionnels.... devra surtout avoir pour but de faire décider, autant que possible, par les juges du pays dont les lois régissent un rapport de droit, « les procès qui concernent ce rapport: par exemple les procès qui ont pour objet principal de faire statuer sur des questions d'état ou de capacité personnelle, par les tribunaux du pays dont les lois régissent le statut personnel, etc. >>

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(2) Loi du 24 décembre 1874, art. 56: « Quant aux mariages entre étrangers, aucune action en divorce ou en nullité ne peut être admise par les tribunaux, s'il n'est établi que l'Etat dont les époux sont ressortissants reconnaîtra le jugement qui sera prononcé. » V. sur ce point Barrilliet, Journ. du dr. intern. pr., 1880, p. 317 et suiv.

(3) Loi du 1 avril 1879, art. 3. (Annuaire de législ. étrang. 1880, p. 212). (4) V. notam. les décisions indiquées par M. Vincent, loc. cit., p. 72,

notes.

Toutefois il ne conviendrait pas plus pour ce pays que pour tout autre de proclamer d'une façon absolue, sans aucune atténuation, le principe de l'incompétence des tribunaux relativement à l'état ou à la capacité des étrangers domiciliés. En effet, nombre de cas peuvent se présenter où son but ne saurait être atteint et où l'on aboutirait alors, sans raison sérieuse, à entraver la distribution de la justice, ou même à en priver totalement certains habitants du territoire. Ainsi, pour les individus sans patrie, qui sont plus nombreux qu'on ne le pense vulgairement, on n'aperçoit pas comment seraient tranchés les différends où ils se trouveraient intéressés, si les juges de leur domicile, ou de leur résidence, à défaut de domicile connu, n'avaient le droit et le devoir d'en connaître. Quant à ceux dont la nationalité est incertaine, parce qu'ils ont, au contraire, plusieurs patries, ou, pour mieux dire, parce que plusieurs Etats peuvent, chacun en vertu de sa loi propre, les réclamer pour sujets, il est difficile d'espérer qu'un jugement touchant à leur état, en quelque pays qu'il intervienne, soit reconnu par tous les autres. La situation ne sera donc point changée, au point de vue international, si on les laisse soumis en pareille matière, conformément au droit commun, à la juridiction des tribunaux locaux et ils y gagneront d'obtenir pour leurs litiges une solution facile, prompte et peu coûteuse. De là la première exception apportée par l'article 4 lui-même à la règle que ce texte établit.

La deuxième ne nous paraît pas moins justifiée. Puisque diverses législations admettent la compétence des juges du domicile même à l'égard de leurs ressortissants établis à l'étranger (1), rien ne s'oppose à ce que l'on accepte ce système quand il s'agit de parties qu'elles régissent. On n'a plus à craindre, dans ces conditions, que les jugements sollicités des magistrats du siège demeurent dépourvus de sanction, et en

(1) V. p. 35, texte et note 2.

autorisant ceux-ci à statuer ou plutôt en les y obligeant, on évite aux plaideurs des difficultés parfois insurmontables pour se faire rendre justice.

Ainsi, d'après le projet, les juges monégasques connaîtront exceptionnellement des procès concernant l'état ou la capacité d'un étranger, non seulement quand celui-ci ne sera pas en mesure d'établir nettement sa nationalité, mais encore lorsque cette preuve faite, il leur paraîtra constant que le jugement demandé contre lui sera tenu pour valable dans son pays, par application de sa loi personnelle.

Quant à la preuve de cette loi, lorsque les juges n'auront pas des éléments suffisants pour en apprécier les dispositions, elle se fera par tous les modes généralement admis en pareille matière, texte explicite, décisions de jurisprudence, certificats officiels des autorités étrangères, ou même consultations de jurisconsultes (1), sauf au tribunal à tenir tel compte qu'il estimera convenable des documents produits. Mais à quelle partie cette preuve incombera-t-elle ? Le texte et l'esprit de l'article 4, combinés avec les principes généraux du droit, ne laissent aucun doute à ce sujet. Elle sera à la charge du demandeur. En effet, étant admis que l'incompétence de la juridiction monégasque constitue la règle dans cette matière et qu'elle tient uniquement à l'extranéité du défendeur, il est manifeste qu'elle doit être déclarée dès que ce dernier justifie du lien qui le rattache à un Etat déterminé (2). Que si son adversaire prétend qu'en l'espèce la règle doit être écartée parce qu'on se trouve dans les termes de l'exception, en d'autres termes

(1) V. à cet égard les décisions de jurisprudence et les auteurs cités par MM. Vincent et Penaud, Diction., v° Loi étrangère, n° 41 et suiv. Adde Asser et Rivier, loc. cit., § 6, p. 33 et s.

(2) Cpr. sur ce point le système de la jurisprudence française, les critiques de M. Vincent, loc. cit., p. 72 et la Note sous un jugement du tribunal de la Seine, en date du 6 juin 1886, même Revue, 1890-1891, 1" part., p. 11 et suiv.

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