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ÉLISA BACIOCCHI

EN ITALIE

SECONDE PARTIE.

ÉLISA BACIOCCHI A FLORENCE'.

LE DÉPART DE LA RÉGENTE. L'INTERRÈGNE.
LES APPROCHES D'ÉLISA.

ÉLISA, GRANDE-DUCHESSE DE TOSCANE.

Il y avait beau temps que le royaume d'Étrurie allait à la dérive quand Élisa y jeta son dévolu. Voici comment s'exprimait, en 1806, l'opinion publique par la bouche du chevalier Torelli2 « La reine régente3, lui écrivait-il, ruine l'État par sa politique aveugle. Lorsqu'un de ses ministres voulut naguère l'avertir que la Toscane, ayant souffert tant de maux, ne pouvait plus supporter les dépenses de sa cour, elle répliqua « qu'une << fille du roi des Indes avait droit d'être entretenue conformément << à sa naissance. » C'est une femme orgueilleuse, capricieuse, fausse de cœur, et, ce qui est pis, une béguine. Le nonce du pape est toujours à ses côtés et n'a jamais à faire antichambre pour pénétrer jusqu'à elle1. Il passe ses matinées à parcourir les

1. Aux sources déjà citées au commencement de ce travail, il convient d'ajouter les documents que nous devons à l'obligeance de l'érudit italien le comte Pierfilippo Covoni, auteur de plusieurs travaux sur la Toscane à cette époque et notamment d'un intéressant ouvrage intitulé il Regno d'Etruria. Florence, 1896.

2. Lettre en date du 21 juin 1806.

3. Le roi d'Étrurie Ludovic, fils du duc de Parme, était mort le 27 mai 1803, laissant un enfant mâle qui fut proclamé roi sous le nom de Ludovic Ir; sa mère eut la régence. Relativement au royaume d'Étrurie, on peut consulter, outre l'ouvrage déjà cité de M. Marmottan, celui de M. Pierfilippo Covoni cité plus haut.

4. Ce nonce était Morazzo, dont le résident de France, d'Aubusson-La Feuillade, obtint plus tard l'éloignement (7 octobre 1806).

secrétaireries afin d'y surveiller ce qui s'y fait, et les secrétaires d'État, le voyant reçu si confidentiellement par leur souveraine et instruits par l'expérience à le redouter, n'osent entraver ses enquêtes. Son inspection achevée, il se rend invariablement au palais pour y faire son rapport et obtient sans peine tout ce que réclame le Saint-Siège. Le ministre de France et celui du royaume d'Italie en usent de même1; il en est résulté qu'accordant tout à tous, la reine s'est vue forcée plusieurs fois de révoquer les décisions qu'elle avait prises en conseil et fait publier

en son nom.

« Le trésor lui alloue seize mille écus par mois en dehors de l'entretien de sa maison; cependant, elle tire à tout moment des billets sur la trésorerie pour se procurer l'argent nécessaire aux dépenses exagérées qu'elle fait en chevaux, en voitures, en habillements et en pierreries. Lorsque Fossombroni pria Bonaparte à Milan de soulager la Toscane du poids écrasant des trente mille écus de contribution mensuelle qu'il lui avait imposés pour l'entretien des troupes françaises, il lui donna à entendre, dans sa réponse, que la reine devait, la première, ménager les ressources de ses sujets, et, ayant consenti néanmoins à réduire la contribution à dix mille écus, il le congédia en répétant : « Dites à « votre maîtresse que j'ai pour moi une dotation de trente mil<< lions et que je pourvois, avec cela, à toutes mes dépenses, sans << prendre un sol dans le trésor de l'État. »

«

« La Députation économique a calculé que cette dame dépense, en proportion du nombre de ses sujets, deux cent cinquante mille livres de plus que Buonaparte.

<< Dernièrement le nonce l'avait décidée à se rendre à Rome pour y assister aux fonctions de la semaine sainte; à cet effet, elle demanda une allocation supplémentaire de trois cent mille écus. Les ministres réussirent, non sans difficulté, à l'amener à

1. Mais pas avec le même succès, s'il faut en croire le ministre de France. 2. L'empereur avait imposé cette charge à la Toscane à la suite d'une série d'infractions aux décrets sur le blocus continental commises sur le territoire du royaume et particulièrement à Livourne. Il l'exigea durement, même alors que Livourne, la seule ville où il y eût un peu d'aisance, était ravagée par la fièvre jaune. Fossombrone fut alors (1806) chargé d'intercéder auprès de l'empereur pour obtenir l'allègement dont il est question et réussit dans sa mission. La contribution fut ramenée à dix mille écus par mois, soit soixante mille livres environ. Voir, à ce sujet, l'ouvrage de Covoni qui a été établi sur des sources de première main.

renoncer à ce projet, mais ils ne purent l'empêcher de faire une dépense extraordinaire de quatre-vingt mille écus pour aller inaugurer à Livourne un nouveau théâtre.

« La Députation économique est composée des plus habiles conseillers et animée des meilleures intentions; elle avait proposé des réformes sur les équipages, la réduction de la garde du corps, de la marine royale. La reine feint d'écouter ses avis et fait ce que lui suggère le conseiller Marlini, qui ne rêve que dépenses à la cour et aggravations d'impôts.

« La reine affecte le mépris le plus marqué pour la haute noblesse qui a dû céder le pas à son perruquier favori; celui-ci avait coutume d'entrer sans être annoncé, il s'enfermait avec elle dans son boudoir et parfois écrivait en son nom aux officiers de la couronne. Une fois elle l'envoya remettre un billet au prince Corsini, qui refusa de l'accepter de sa main; piquée, la reine remit aussitôt au perruquier la clef de chambellan et force fut au prince de le recevoir quand il se présenta de nouveau, revêtu de son titre. Souvent on voyait la reine se promener seule à seule avec lui dans les jardins Boboli, tandis que les gentilshommes de la chambre devaient se tenir à distance; cette faveur si marquée n'empêcha pas qu'un jour elle le fit arrêter et poursuivre sur le vague soupçon d'un acte d'indélicatesse. L'inanité de l'accusation fut reconnue, mais la reine ne lui en fit pas moins défense de reparaître au palais, ce qui donna à penser qu'il fallait attribuer son infortune à une tout autre cause qu'à celle qui était officiellement alléguée et que l'emploi de friseur n'avait pas été le seul qu'il eût occupé auprès d'elle.

<< Si l'on veut connaître au vif le cœur de cette dame, l'aventure du comte Selvatico sera un exemple suffisant. Ce chevalier était venu de Plaisance dans sa suite, elle en fit par degrés un ministre, puis, tout d'un coup, après lui avoir accordé des faveurs qui passaient l'ordinaire, elle se prit d'antipathie pour lui et voulut qu'il fût exilé dans les vingt-quatre heures. Le sénateur Mozzi fut chargé de l'exécution de cet ordre. Cependant, le jour même où elle prenait cette résolution, Marie-Louise retint Selvatico au palais, le pria à souper et l'accabla de démonstrations amicales, de sorte que le pauvre homme fut frappé comme d'un coup de foudre par la nouvelle de sa disgrâce. Quand la duchesse Strozzi apprit, alors qu'elle se trouvait au cercle de la régente, ce qui venait d'arriver, elle ne put s'empê

cher de dire « Majesté, voici un grand exemple pour nous1! << Le petit prince héritier paraît avoir de l'intelligence, mais on l'élève de déplorable façon. On ne lui permet que de jouer à l'église, costumé en prêtre, voire en pape; on lui apprend à dire la messe, à chanter vêpres, à sonner les cloches; on lui parle toujours avec horreur des juifs et des protestants; on ne lui fait lire que des légendaires, comme s'il devait se vouer au cloître 2.

« On a fait venir en Toscane six mille soldats espagnols, dont l'entretien coûte des sommes considérables au trésor et qu'il a fallu équiper des pieds à la tête, car ils sont arrivés dénués de tout.

<< Tout le bien de l'État est tombé aux mains des fermiers. La Toscane, jadis florissante, sera réduite à la banqueroute pour peu que ce régime dure encore seulement un lustre3. »

A vrai dire, le chevalier Torelli était un espion au service du roi de Sicile, et son langage aurait pu être dicté par le seul désir de contenter ses rancunes et de flatter ses espérances; mais, en fait, il disait vrai et se faisait l'écho du sentiment général. Les administrations ne fonctionnaient pour ainsi dire plus; les employés, qui arrivaient toujours très tard dans leurs bureaux, en sortaient ponctuellement à midi pour n'y rentrer que vers quatre heures; ils y restaient ensuite, il est vrai, jusqu'à huit heures; mais, à partir du moment où l'Angelus avait sonné, leur unique occupation consistait à moucher leurs chandelles ou à régler leurs lampes.

1. La duchesse, au reste, fort avisée, ne manqua pas de tenir compte de cet avertissement et devint, d'ennemie acharnée du parti français qu'elle avait été jusqu'alors, l'un de ses plus fermes champions. Sa conversion, toutefois, ne fut bien certaine qu'après la catastrophe de 1807.

2. C'est ce que confirment les dépêches du résident de France au ministre des Relations extérieures, Talleyrand (dépêche du 11 avril 1806 entre autres). 3. On trouve, dans l'ouvrage de M. Marmottan, le Royaume d'Étrurie, les renseignements suivants en 1789, le produit total des impôts directs et indirects s'élevait à 10,500,000 livres et les dépenses ne dépassaient pas 8,500,000 livres; en 1798, sous le gouvernement de Ferdinand, les recettes étaient de 13 millions, les dépenses de 8,700,000 livres; en 1803, sous le gouvernement de la régente, les taxes s'élevaient à 15,600,000 livres et les dépenses à 21 millions! Le déficit annuel resta, jusqu'à la fin de la régence, malgré quelques économies, supérieur à 3 millions. Napoléon, mal instruit de l'état réel des choses, estime, dans une lettre adressée à Gaudin le 18 février 1808, la recette à 2 millions d'écus, soit 15 millions de francs environ, et les dépenses à 6 millions; cependant, il conseille de supprimer les arrérages payés aux villes et aux couvents sur les sommes qu'ils avaient avancées.

Grâce à cette nonchalance et au désarroi général, grâce aussi, semble-t-il, à la connivence de la reine régente, les ennemis avoués de la France avaient la haute main dans les affaires. Les règlements établissant le blocus continental étaient de plus en plus négligemment observés, et l'on sait si l'empereur se montrait accommodant sur ce point; des garnisons espagnoles avaient remplacé peu à peu les troupes françaises à Florence, à Livourne, dans toutes les principales villes du royaume; l'influence du clergé, hostile aux idées françaises, allait grandissant; la Toscane devenait un foyer d'intrigues.

Napoléon, mal content depuis longtemps déjà de la conduite de la régente, décida donc de la déposséder du royaume qu'il lui avait attribué1, et, le 10 décembre 1807, dix mille soldats français, sous le commandement du général Reille, entraient dans sa capitale par une des portes, tandis que Marie-Louise se retirait précipitamment par l'autre, emmenant dans une voiture le corps du feu roi3. Pas un cri ne retentit sur son passage, ni de regret ni non plus d'allégresse; le peuple sembla tout à fait indifférent.

Élisa n'avait pas été étrangère à cette fuite à laquelle le hasard la fit assister. Depuis longtemps ses lettres à Napoléon étaient pleines d'allusions au mauvais état des affaires en Toscane et de plaintes sur les embarras que lui causait le gouvernement de la régente. On a vu de quelle façon dédaigneuse elle avait répondu à ses avances. Un moment cependant, changeant de conduite, elle se flatta de devenir le mentor de sa voisine. Artaud, résident de France à Florence, écrivait, à la date du 8 juillet 1807, à la princesse : « La reine aime à faire voir, en beaucoup d'occasions, qu'elle profite des excellents conseils que lui a donnés V. A. I.; on s'aperçoit, comme si V. A. I. gouvernait

1. Le 11 novembre 1807, il écrivait à Eugène, vice-roi d'Italie : « Mon fils, Marescalchi vous communiquera le traité que j'ai fait avec l'Espagne (traité de Fontainebleau); vous y verrez que la Toscane m'appartient. Mon intention est de la réunir au royaume d'Italie. Je crois avoir à Livourne assez de troupes pour cela. Mais il faut préparer en secret les mesures nécessaires. »>

2. Le comte Honoré-Charles Reille venait de faire la campagne de 1806 en qualité de chef d'état-major du deuxième corps. En récompense des services rendus par lui dans ces fonctions, il avait été nommé général de division le 20 décembre 1806. En 1808, on le trouve faisant la guerre en Espagne.

3. Ceci, qu'avance M. Marmottan, n'est pas assuré. Les journaux du temps ne mentionnent nullement le fait, et il semblerait plutôt que le corps du roi Ludovic, déposé dans une des églises de Florence, fut réclamé en 1814 par la cour de Madrid comme infant d'Espagne et transféré à l'Escurial.

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