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La clôture de la session avait aussi retardé la mise en délibération de ce projet. Le vif intérêt qu'il excitait dès lors, n'avait fait que s'accroître depuis, par suite des événemens survenus dans l'Orient et en raison de l'importance que le ministère y attachait. La chose était grave, en effet. Après s'être porté fort, vis-à-vis des puissances contractantes, de l'assentiment des Chambres, le ministère eût été placé par un refus dans une position tout à fait fausse: c'était, au moins pour le ministre des affaires étrangères, une question de considération, d'existence même; aussi en pressait-il la solution. Appuyant le rapporteur qui demandait (4 mai ) la discussion du projet de loi, M. le duc de Broglie avait réclamé pour lui un tour de faveur et déclaré qu'un retard prolongé compromettrait, dans les circonstances présentes, les services publics et l'intérêt de l'état. De vifs débats s'engagèrent à ce propos et l'ouverture de la discussion fut fixée après le vote du projet sur les attributions municipales. L'attention était donc puissamment excitée, au dehors comme au dedans de la Chambre, lorsque ce moment arriva.

18, 20, 21, 22 mai. M. Boissy d'Anglas développa, pour repousser le projet, les considérations financières indiquées par le rapporteur. M. de Rémusat, qui lui succéda, commença par faire observer à la Chambre qu'elle était appelée pour la première fois à délibérer sur les clauses d'une convention diplomatique; il exposa les conséquences de l'exercice de ce droit conféré aux députés par la Charte : il rappela à la Chambre qu'elle n'était plus sculement une assemblée qui votait des impôts, mais qu'elle devenait en même temps un corps politique, et que sa prévoyance devait s'étendre puisque ses actes avaient plus de portée. « Le lendemain du jour du rejet d'un traité, disait l'orateur, il n'en serait pas comme quand vous rejetez un article de dépense au budget : la position de la France en Europe serait modifiée. » M. de Rémusat trouvait que la question était toute politique. Quelque chose de grand se préparait depuis long-temps sur les

bords de la Méditerrannée: le dénouement approchait, et la Grèce était placée pour y jouer un des premiers rôles.

« Et ce grand rôle, continuait-il, il importe à la France que la Grèce le joue. La politique de la France veut que la Grèce soit un état réel, indépendant, durable. L'intérêt de la France, c'est l'intérêt grec. L'intérêt de la France, c'est que la Grèce puisse se passer bientôt de toute espèce de protectorat.

messieurs, et je « Ce protectorat, d'où viendrait-il? Vous le savez, crois qu'il n'est nécessaire de nommer personne. Si vous le redoutez, si vous partagez les alarmes qu'il inspire, efforcez-vous de rappeler incessamment à la Grèce qu'elle a d'autres alliés, et que dans ses jours de calamités, elle peut avec confiance tourner ses regards vers l'Occident. Qu'elle sache qu'elle n'a point de meilleure amie que la France; car la France ne lui vend point son amitié. La France, en échange de ses services, n'exige d'elle qu'une chose; c'est d'être forte et durable, c'est de former un état qui subsiste par lui-même.

« Or, pour que la France prouve à la Grèce qu'elle est sa meilleure alliée, il faut qu'elle fasse quelque chose pour elle. Fera-t-elle assez, si en ne tenant pas toutes les clauses du traité du 7 mai 1832, elle fait moins que n'ont fait l'Angleterre et la Russie? (Mouvement.) »

il les

M. Salverte pensait que, quelle que fût l'importance du vote, le droit de la Chambre n'était pas moins entier. Sous le point de vue financier, il jugeait qu'en fait la France ne garantirait pas, mais qu'elle prêterait, et discutant les gages de solvabilité de l'emprunteur, le gouvernement grẹc, trouvait tous précaires. Ainsi les intérêts pécuniaires de la France seraient gravement compromis, et quant aux compensations politiques l'orateur les repoussait comme chimériques, par cet argument que les nations ne gardent point le souvenir des bienfaits, et que d'ailleurs la Grèce était et devait rester long-temps sous l'influence de la Bavière tout hostile à la France.

Le ministre des affaires étrangères prit alors la parole, et abordant le point précis de la discussion, il s'exprima en ces

termes :

« Venons au fait ; De quoi s'agit-il? vous avez sous les yeux un traité conclu entre la France, l'Angleterre et la Russie d'une part, et d'une autre part entre S. M. le roi de Bavière, agissant au nom du prince Othon. Par ce traité, et sous la garantie des trois puissances, la Grèce a contracté un emprunt au capital de 60 millions; chaque puissance garantissant ce prêt séparément et non solidairement. L'échange des ratifications est du 30 juin 1832. Ce traité est revêtu de la signature du roi sous le contre-seing du ministre babile qui dirigeait alors les affaires étrangères. Ferez-vous, messieurs, honneur à la signature du roi? (Sourde rumeur.) Ferez-vous

honneur à un engagement pris au nom de la France? Voilà l'unique question qui vous est en ce moment soumise. »

Relativement à la partie pécuniaire, le ministre démontrait qu'au pis-aller, il s'agirait de payer non point le capital de l'emprunt garanti (20 millions), mais seulement l'intérêt annuel de cette somme, et rien n'autorisait à croire que cette charge retomberait sur la France. A l'appui de son assertion, l'orateur prouvait la solvabilité de la Grèce par un examen approfondi de sa situation financière et politique. Discutant ensuite cette opinion que la Grèce n'offrait aucune sécurité en ce qu'elle était mécontente de la forme de gouvernement qu'on lui avait imposée, le ministre s'attachait à établir qu'en donnant un roi aux Grecs, les trois puissances contractantes avaient obtempéré au vœu du pays légitimement exprirné par ses autorités, et basé d'ailleurs sur l'épreuve fâcheuse déjà faite des formes républicaines. Quant à l'argument que la France, ayant déjà dépensé des sommes considérables pour la Grèce, aurait dû être dispensée de sa part de garantie, le ministre le repoussait en soutenant que la France avait agi pour elle-même, soit lorsqu'elle entretenait des escadres dans le Levant, soit lorsqu'elle faisait une expédition en Morée.

A l'égard de la partie politique, le ministre avait commencé par déclarer que comme elle se rattachait à des événemens présens, acts, la discrétion, la prudence, la raison d'état ne lui permettraient d'y toucher qu'avec une extrême réserve. Sans rien affirmer, en conséquence, sur l'avenir de la Turquie, il pensait que sa situation critique était un argument en faveur du projet, puisque l'intérêt de la France étant de conserver aussi long-temps que possible l'empire ottoman, elle devait à tout événement préparer un état qui pût le remplacer.

<< Abandonner la Grèce aujourd'hui, ajoutait le ministre, détruire de nos propres mains l'ouvrage que nos propres mains ont presque achevé; livrer la Grèce à ces influences exclusives dont nous nous sommes efforcés de la préserver, renoncer à cultiver les sentimens que nous lui avons ins

pirés, faire passer en d'autres mains le prix de nos travaux, le fruit de nos sacrifices, vous ne le voudrez pas, messieurs ; ce serait, non pas économie, mais folie, non pas prudence, mais démence. Autant vaudrait déclarer que la France se retire à jamais des affaires de l'Orient; autant vaudrait proclamer que la France n'entend plus désormais être comptée pour rien dans ces grands événemens qui fondent, détruisent et renouvellent les empires.

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Après ce discours, qui produisit une profonde sensation, après que MM. Auguis et de Falguerolles eurent encore attaqué et défendu le projet, la Chambre entendit M. Bignon. L'orateur s'éleva d'abord contre la forme dans laquelle le ministre des affaires étrangères avait posé la question.

« Ce n'est pas sans étonnement, dit-il, je l'avoue, que j'ai entendu M. le ministre demander, dans un style très-peu parlementaire, si nous refusions de faire honneur à la signature du roi. (Mouvement.) Faut-il donc rappeler à M. le ministre quelle est la nature de notre gouvernement ? Serions-nous, sans nous en apercevoir, retombés soudainement dans une forme d'administration où le cabinet puisse à son gré prendre sur toutes les questions des engagemens irrévocables et inconditionnels, comme si son autorité souveraine ne connaissait à l'intérieur ni limite ni partage? (Ici M. le ministre des affaires étrangères fait un geste de dénégation.) Je m'afflige que M. le ministre ait ainsi oublié la réserve même portée dans l'article 12 du traité du 7 mai, relativement au parlement d'Angleterre et aux Chambres françaises. »

Après avoir présenté les considérations financières et politiques qui se rattachaient de plus près au projet et qui le devaient faire repousser, M. Bignon traça à grands traits le tableau de la situation actuelle de l'Orient, et discutant l'intervention de chacune des puissances de l'Europe dans la querelle entre l'Égypte et la Porte, il reprochait au ministère le rôle de nullité et d'impuissance auql la France avait été réduite. Ce rôle, selon l'orateur, avait été misérable pour toutes les puissances excepté pour la Russie.,

« Aurait-on oublié, ajoutait-il, de quel stigmate la raison publique a flétri le cabinet de Versailles pour avoir souffert le partage de la Pologne ? Je voudrais bien épargner à MM. les ministres un pronostic peu agréable, mais je me tairais en vain : ce sera pour eux une fâcheuse célébrité d'avoir été à la tête de nos affaires au moment où Constantinople a vu les Russes pour la première fois. C'est qu'effectivement cette apparition des Russes même comme amis et comme protecteurs, est un mal, un très-grand mal, et qui ne se réparera pas. »

Revenant ensuite sur le projet, l'orateur trouvait qu'il y avait exagération à faire de son acceptation une condition

d'existence pour les Grecs; leur existence, leur indépendance étaient déjà assurées.

« Trop long-temps, disait-il en terminant, nous avons défrayé l'Europe : c'est un legs onéreux que nous ont laissé les deux derniers règnes. Il faut mettre un terme à l'ardeur, à l'impatience du gouvernement de payer sans cesse de payer partout, de payer pour tout le monde. Le moment est venu d'établir ce premier trait de dissemblance entre la restauration de 18: 4 et la révolution de 1830. Je vote contre la loi. (Marques d'approbation aux extrémités, et sensation prolongée.) »

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M. Bignon et après lui M. Mauguin, qui considéra lą question de l'Orient d'un point de vue non moins élevé avaient amené la discussion en l'agrandissant sur un terrain où les ministres de la marine et de l'instruction publique, qui prirent successivement la parole, ne les pouvaient suivre qu'avec les ménagemens indiqués déjà par le ministre deş affaires étrangères. « Les loisirs d'un homme d'esprit et d'expérience, disait M. de Rigny en répondant à M. Bignon, peuvent se promener à leur gré dans le champ des affaires politiques, mais la rigueur du devoir ne permet pas toujours aux organes du gouvernement de le suivre dans la carrière qu'il a parcourue. » Les ministres s'étaient donc renfermés dans un cercle plus étroit. M. Guizot s'était attaché surtout à démontrer la nécessité de persévérer dans la ligne politique adoptée depuis 1821 et de ne pas perdre en s'en écartant le fruit des sacrifices et des efforts déjà faits.

« Messieurs, disait-il, il ne faut pas croire que, pour un grand peuple à qui de grandes destinées sont réservées, tout se résolve en résultats du moment; que les bénéfices matériels, immédiats, soient les seuls qu'on doive rechercher. Non, il y a des avantages lointains que l'on acquiert par une politique sage et constante, des avantages qui se font attendre, mais qui n'en sont pas moins certains. En fait de politique extérieure comme de politique intérieure, pour l'influence au dehors comme pour la liberté au dedans, il faut savoir attendre, il faut savoir compter sur les démarches qu'on a faites. A ce prix seulement, vous établirez en Europe votre gouvernement nouveau. La persévérance et l'esprit de suite sont le nerf de la politique extérieure, aussi bien que de la politique intérieure; et si on vous voyait, messieurs, abandonner aujourd'hui ( permettez-moi de le dire) légèrement, capricieusement, une politique constamment suivie de 1821 à 1830, suivie par le you du pays qui applaudissait au gouvernement toutes les fois qu'il s'y engageait, vous affaibliriez votre gouvernement votre pays, votre crédit, votre considération, tout ce qui fait la force et la dignité des nations. (Une sensation prolongée succède à ce discours.)

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